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— … La lettre ?

Il sortit du petit tiroir du bureau une enveloppe et la tendit à Brigitte.

— Vous voulez que je vous laisse seule ?

— Non, restez, Paul.

Mademoiselle,

Combien de temps, depuis… Depuis ce petit bureau aménagé à la diable dans un coin d’atelier. Vous saviez vous faire oublier. Sans doute trop. Vous auriez peut-être vécu cette histoire d’amour au lieu de la rêver, qui sait ? Nous n’avons jamais été amants, essayez de vous en convaincre au lieu de vouloir en convaincre le monde. Vous étiez le contraire d’une maîtresse : une confidente. Vous étiez celle à qui on peut tout raconter, même les peines de cœur et les blagues salaces. J’aimais l’idée de parler d’une femme à une autre femme. Mais vous n’étiez jamais celle dont je parlais. Nous ne serons jamais amants. Thierry Blin est mort, laissez-le en paix, et oubliez jusqu’à son souvenir. L’homme que je suis aujourd’hui n’a plus grand-chose de commun avec celui que vous avez connu. Il est dommage que vous ayez eu besoin de ce détective de mes fesses pour vous en rendre compte. Vous vous souvenez du jour où vous m’avez demandé où je me situais sur une échelle de 20 par rapport à McEnroe ? Aujourd’hui, je me situe à 20 sur l’échelle de ma propre vie et je n’en veux pas d’autre, si curieuse et terrible soit-elle. Je ne sais pas où elle me mènera, mais c’est désormais la mienne. Blin, lui, trichait. Moi, je ne triche plus.

J’ai détruit toutes les photos de votre enquêteur, je ne veux pas que l’on connaisse mon nouveau visage. Ne lui en demandez pas plus, dans votre intérêt et dans le sien. Laissez-moi en paix. N’essayez pas de me retrouver, Mademoiselle, je sais trop bien tirer parti des femmes, je ferai de vous quelque chose qui ne vous ressemblera plus.

Vos appointements ne vous permettant pas de vous offrir les services de ce M. Vermeiren, je l’ai payé, il ne devrait pas vous en demander plus. Essayez d’être heureuse, Brigitte, vous le méritez. Si un individu au monde mérite de rester lui-même, c’est bien vous.

Ne devenez jamais quelqu’un d’autre.

F.S.

Il n’avait pas été simple de retrouver l’écriture de Blin, étriquée, peu lisible. Brigitte était une des seules à pouvoir la déchiffrer. Il avait bien fallu, à force de décrypter ses comptes, ses notes, tout ce que l’atelier comptait de griffonnages. Aujourd’hui, l’écriture manuelle de Paul Vermeiren s’était arrondie, plus fluide, plus fondue. Une gymnastique comme une autre.

— Excusez-moi, Paul, dit-elle, retenant ses larmes.

— Vous voulez un café ? Quelque chose de chaud ? Ou un petit cognac ? Je dois en avoir dans la trousse de secours.

Elle ne répondit rien. Il prépara un peu de thé et la laissa mariner dans son silence. Quelque chose lui dit que Franck Sarla n’allait pas hanter très longtemps la mémoire de Brigitte.

Il lui tendit une tasse de thé brûlant, elle reprit conscience.

— Des blagues salaces… C’était son expression. « Mademoiselle, une petite blague salace ? » Je détestais ça mais j’écoutais, je souriais parfois pour lui faire plaisir. « Voilà le genre de choses que je ne peux pas raconter à Nadine. » J’ai tout retrouvé dans ces quelques lignes, ses répétitions, ses fautes d’orthographe, ses expressions comme « à la diable » qu’il utilisait à tort et à travers. Il y a tant de lui dans cette lettre…

Après un moment de silence, elle saisit un briquet sur le bureau et alluma le coin de la lettre. Ils la regardèrent se consumer, en silence, jusqu’à ce que les cendres s’éparpillent.

— Je vous dois quelque chose ?

— Sarla m’a versé de quoi couvrir les frais et acheter les pansements.

— Et moi qui pensais le connaître mieux que tout le monde…

Paul Vermeiren avait passé la nuit entière à taper le rapport. Aux premières lueurs de l’aube, Franck Sarla s’était mis à exister. Paul l’entendait débouler dans l’escalier, tout prêt à venir lui casser la figure s’il ne cessait pas de l’invoquer.

— Détruisez aussi le rapport, dit-elle, moins il y aura de traces de ce salaud et mieux cela vaudra. Merci pour tout ce que vous avez fait. J’ai enfin mes réponses. Tout va aller mieux, maintenant.

Elle se dirigea vers la porte, si vite.

— Au revoir, monsieur Vermeiren.

— Brigitte… Je voudrais…

— Oui ?

— Je voulais vous proposer de nous revoir quand tous ces fantômes auront disparu.

Elle sourit à nouveau. Surprise, sans doute un peu flattée.

— Quelque chose me plaît, chez vous, Paul. Je dirais même que je me sens attirée par… je ne sais quoi d’indéfinissable… Mais vous vivez dans un monde où l’on croise des Franck Sarla. Il y a trop de violence dans ce monde-là. Thierry faisait partie du mien. Pas vous. Je suis désolée…

Elle prit Vermeiren dans ses bras et l’embrassa comme un ami que l’on quitte.

— Adieu, Paul.

Elle disparut dans la cage d’escalier.

Il retourna vers son bureau, saisit le dossier Sarla et le brûla.

L’AUTRE

Depuis qu’il avait appris que vodka, en russe, voulait dire « petite eau », Nicolas ne voyait aucune raison de s’en priver au matin. En ouvrant l’œil, il sortait du lit pour boire une bière fraîche dans la cuisine, puis se recouchait, une vodka glacée en main, qu’il suçotait jusqu’à son complet réveil. Le désespoir n’avait plus le temps de s’installer ; il s’était juré de ne jamais lui laisser reprendre le pouvoir.

Décidément, il ne regrettait rien de l’époque où il était sobre, sinon l’énergie des premières heures de la journée. Le seul véritable ennemi de l’ivresse n’était ni la cirrhose, ni l’angoisse, ni le cancer, ni la gueule de bois, ni le chômage, ni les regards en biais : c’était la fatigue. Il avait du mal à surmonter, dès le lever, cette faiblesse dans tous ses membres ; il lui fallait attendre que la petite eau fasse un tour complet dans son organisme, que la chère molécule provoque des réactions en chaîne, et que le cerveau finisse par trouver une bonne raison de mettre le corps en marche. Ensuite, il y avait l’épreuve du miroir.

Le masque de Gredzinski était tombé et le vrai visage de l’Autre avait fini par apparaître. Il s’attendait à voir une tête de cafard ou les traits défigurés d’une créature de l’autre monde ; il n’y trouva que des cernes, des marbrures piquées de rouge, des paupières tombantes, une barbe qui pèle. C’était donc ça, la tête de son double ? Un air de ressemblance avec lui-même, mais un air triste, comme un grand frère bouffi dont les chairs se décomposaient déjà. L’Autre, si éloquent, si pétillant tant qu’il restait une créature de la nuit, avait, au petit jour, le regard malade de celui qui connaît déjà sa fin. Il allait mourir ivre mort, une bouteille à la main et l’oubli en tête ; c’était toujours mieux que mourir en priant n’importe quel Dieu qu’il y ait un rab. Si Nicolas avait, sans le savoir, toujours eu peur de la mort, pour l’Autre, c’était la promesse lointaine d’une délivrance. Que tout cela puisse s’arrêter un jour le rassurait. Et si la vie était une étoile filante traversant une sombre éternité, chacun avait le loisir de la faire briller à sa guise. Nicolas se souvenait encore des paroles de Loraine, du ton de sa voix, du petit éclat bleu dans le fond de sa rétine qui rendait tout ce qu’elle disait malicieux : vous avez de la chance, avec votre foie de bébé. Elle avait raison, cette mort annoncée pouvait encore attendre. On avait vu des alcooliques de haut vol boire leur espérance de vie, jusqu’au bout, sans en perdre une seule goutte.