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Pourtant, ce matin-là, Nicolas était habité par un mauvais pressentiment. Une sale impression qui n’avait rien à voir avec le dernier relent d’une nuit lourde de rêves ou la première brume de son ébriété. Une menace indéfinissable qu’il tenta de chasser d’une goulée de vodka.

Il finissait toujours par se rendre au bureau, le petit théâtre de son quotidien l’amusait encore ; cette mascarade allait cesser bientôt, mais il préférait que la décision vienne d’en haut. En attendant, il repoussait les limites comme font les enfants pour mesurer l’étendue de leur pouvoir. Il se voyait aller trop loin, il les sentait, tous, se contenir à son approche.

— On n’attend plus que vous à la réunion du service artistique.

— Merci, Muriel.

Il fit un détour par son bureau, plongea directement dans le tiroir du bas pour s’assurer qu’il avait de quoi remplir sa flasque ; la bouteille de Wyborowa était à peine entamée. La fatigue s’était effacée dans un mouvement descendant, libérant d’abord la tête, puis les bras, et enfin les jambes. Il but une gorgée de vodka pour se préparer à la réunion du vendredi, traversa les couloirs avec une belle décontraction et entra dans l’atelier où tous l’attendaient autour d’une longue table sur tréteaux.

— Nicolas, tu as l’air fatigué, dit Cécile.

— Fatigué ? Tu es bien sûre que c’est le mot auquel tu penses ? Tu ne veux pas dire « dépressif », ou « bourré » ?

— …

— Peu importe, allons-y pour la séance de jérémiades, lequel commence ?

— …

— Je suis là pour ça, non ?

— Tu devrais peut-être te reposer, Nicolas. On a eu une pression pas possible ces dernières semaines.

— Qu’est-ce que vous connaissez de la pression, vous tous ? Toi, Valérie, tu passes le plus clair de la journée à tirer des lignes et choisir des typos, quand c’est pas l’ordinateur qui le fait à ta place. Toi, Jean-Jean, le drame de ta vie, c’est la disparition de ton Rotring, la dernière fois que je te l’ai emprunté, j’ai cru qu’on avait éventré ta petite sœur. Toi, Véro, tu mérites une mention spéciale pour ton vocabulaire à la con, tes vacances pour décompresser, tes breaks de déjeuner, tes debriefings autour de la machine à café. Et les charrettes de Cécile, en état de panique permanent, parce qu’elle n’est bonne qu’au deadline. Et Bernardo, infoutu de faire une division à deux chiffres sans son I.B.M.P.C., et Marie-Paule, la reine d’Internet, des fax et des téléphones portables, toujours prête à communiquer, qui ne sait plus dire que T’es où ? Je peux te rappeler ?

— …

— …

— …

— Tout ça serait supportable si vous ne passiez pas votre temps — mon temps ! — à vous plaindre. Vous êtes candidats pour crever à petit feu dans une usine et survivre trois semaines à votre retraite ? Vous voulez qu’on parle du chômage et son cortège de misères ?

— Qu’est-ce que c’est que ce procès ? dit Bernardo.

— Si tout le monde raisonnait comme ça ! ajouta Cécile.

— On ne vous demande pas de raisonner mais d’arrêter de vous écouter à longueur de journée. Ce n’est pas pour moi que je le dis, ce n’est même pas pour le boulot, même pas pour le secteur Com, même pas pour le Groupe. Après tout, on fait quoi, à l’année ? On habille de la marchandise, on donne des couleurs au profit, un petit logo par-ci, une plaquette par-là, tout le monde s’en fout mais ça nous fait vivre. Si je vous dis ça, c’est uniquement pour vous-mêmes, parce que si vous prenez tout ce qui se passe ici au premier degré, vous êtes mal barrés.

Il se leva, disparut dans les toilettes, s’enferma à double tour, rabattit la lunette et s’assit. Métal bleuté, faïence immaculée, halogène. Goulée de vodka. Soupir. Il aimait ces moments d’ultramoderne recueillement.

*

Le restaurant d’entreprise à l’heure de pointe ne proposait qu’une seule place libre, juste en face de Gredzinski. Il ne déjeunait plus avec les autres depuis des semaines. Autre effet paradoxal de l’alcoolisme, il était devenu exigeant sur les sujets de conversation. Tout bavardage en apparence banal devenait vite mortifère selon ses critères ; son barème de la médiocrité franchissait un seuil de tolérance quasi immédiat. Nicolas ne se sentait plus la force de faire des simagrées en attendant le dessert et décréta un beau jour qu’il s’ennuierait beaucoup moins seul.

L’après-midi s’écoula dans un calme qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille. Son pressentiment ne l’avait pas quitté de la journée.

— Allô, c’est Alissa, tu vas ?

— Quel bon vent ?

— Tu pourrais passer tout à l’heure chez mon boss ?

— Broaters en personne veut me voir ?

— Deux minutes, si tu as le temps, vers 17 h 30.

— Aujourd’hui ça tombe mal, dit-il pour en avoir le cœur net.

— Fais un effort.

— C’est une convocation, donc.

— Si tu veux le voir comme ça.

Après tout, ça ne pouvait plus durer. Son histoire commune avec le Groupe était arrivée à son terme. Tant mieux. Il avait d’autres territoires à parcourir, d’autres mondes à conquérir. Il se promit d’acheter, dès le lendemain, un billet d’avion pour la Nouvelle-Guinée, et dans moins d’une semaine il jouerait au cricket avec les autochtones. Il serait même le premier Occidental au monde à se faire accepter dans une équipe papoue. La vie lui imposerait ensuite de nouvelles gageures.

— C’est gentil d’avoir trouvé un moment, Nicolas. Les rumeurs ne sont que des rumeurs, mais il faut quand même s’en occuper, trouver leur origine. Vous avez eu un problème, ce matin, pendant votre briefing ?

— Les problèmes que vous avez tous les jours, Christian. Au fait, on s’appelle bien par nos prénoms, non ?

Surpris, Broaters répondit d’un léger signe de tête.

— Des témoignages me reviennent. Vous auriez des problèmes dans votre vie personnelle ? Vous avez eu un différend avec Lefébure ?

— C’est un con.

— Je vous en prie. C’est un collaborateur proche, que j’estime en tant qu’homme et en tant que professionnel.

— Vous voulez savoir si je bois ? C’est vrai.

— …

— Vodka. Une histoire d’amour.

— …

— …

— Vous comprendrez que nous ne pouvons plus vous garder. Votre comportement, les frictions dues à votre… état, excusez-moi d’être aussi cru. Vous êtes un homme intelligent, vous avez sans doute déjà compris.

— Ce n’est pas tant le fait que je boive qui vous inquiète, les résultats sont bien meilleurs depuis que j’ai pris la tête du service. J’ai arrangé beaucoup de bidons, je suis un allié précieux, et vous le savez. Le problème, c’est qu’il faut se défaire d’un homme qui n’a plus peur. Le Groupe ne peut pas admettre que l’on n’ait pas peur de quitter le Groupe. Même si elle est efficace, mon indépendance est insupportable. Vous êtes comme les dobermans, vous sentez la peur chez l’homme. Par exemple, là, tout de suite, dans ce bureau, vous sentez que je n’ai pas peur de vous, ni de vos décisions. Sous vos airs de gentleman, vous regardez les salariés avec un message très lisible dans vos yeux : ll fait froid dehors. Il fait froid hors du Groupe, et tout le monde peut se retrouver dehors du jour au lendemain, même un Bardane qui se croyait intouchable. Moi, je n’ai plus froid. Ce doit être la vodka, on en donnait aux soldats russes. Vous touchez combien par mois, Christian ?