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— …

— 200 K.F. ? 220 ? Mettons 240, on ne va pas mégoter. C’est très en dessous de ce que je gagne en dormant. Ce n’est pas très glorieux, mais ça me donne le droit de ne pas trembler devant vous, ni de peur ni de froid. Je n’ai pas eu besoin de faire de hautes études, de me faire bizuter, je n’ai pas eu à prêter allégeance à une confrérie, ni à jouer les chiens de garde du profit, je n’ai pas eu à nouer et dénouer des alliances, ni à licencier ni à fricoter avec le pouvoir. J’ai juste eu une idée, une invention débile et sans le moindre intérêt, je l’ai concrétisée et mise en pratique en dix minutes. J’ai joué avec l’absurdité du système, comme vous le faites tous les jours, et le système me l’a bien rendu. Il m’a mis à l’abri de lui-même. Grâce à ça, il est fort vraisemblable que je mourrai dans l’opulence.

Ne comprenant pas un traître mot, Broaters se leva en direction de la porte pour être sûr que Nicolas quitte son bureau.

— … Il me reste encore beaucoup à faire aujourd’hui, il faut que je mérite ce salaire, hélas, bien inférieur à ce que vous imaginez. Je vais donc vous demander de sortir, monsieur Gredzinski.

— Pour mes indemnités, on fait comment ?

— …?

— Pour le principe.

— Voyez avec Alissa.

— Sans rancune, dit-il en tendant la main.

Broaters ne put faire autrement que la serrer. En quittant l’étage, Nicolas se demanda si le geste était fair-play ou minable. Il retourna dans son bureau et resta affalé dans son fauteuil un long moment. Curieusement, son sentiment de prémonition continuait à le poursuivre.

*

D’ordinaire le licencié quittait son bureau avec un petit carton rempli de ses effets personnels. Un ou deux dossiers, un pull, une photo des proches, un mug, un parapluie, une boîte à pharmacie. Nicolas ne trouva rien d’autre à emporter que sa collection complète de Trickpacks, une montre à gousset trouvée dans le couloir, et une carte postale que Jacot lui avait envoyée de Kauai. Lequel avait retrouvé sa robe d’avocat et ses plaidoiries depuis que les médecins l’avaient officiellement déclaré en état de rémission. Il avait retrouvé le goût de la lutte ; Nicolas pouvait s’éloigner la conscience tranquille.

Il quitta les lieux, la tête haute, non sans avoir vidé ce qui restait de la bouteille de Wyborowa dans sa flasque. Il était curieux de savoir comment on raconterait son histoire, plus tard, dans les couloirs du Groupe. Gredzinski ? Il s’était mis à boire après sa promotion, il arrivait toujours ivre, il se cachait aux chiottes pour picoler en douce, il a fini par se faire lourder. C’est tout ce qu’on retiendrait. Dieu que la mémoire collective était injuste. Dans le grand rush du soir, il prit l’ascenseur parmi ceux qui seraient là le lendemain. L’atrium s’ouvrit à lui, il le traversa, impérial. Son impatience d’en découdre avec le monde l’avait poussé à se jeter dehors et plus rien ne lui ferait faire machine arrière. Il passa devant le Nemrod. Il les savait là, devant leur apéritif. Quelque chose le poussa à leur dire au revoir. À mesure qu’il avançait vers eux, il les entendait se taire.

— Je venais vous dire au revoir.

Les filles prièrent pour que José ou Marcheschi prenne la parole mais aucun ne se décida.

— Je sais ce que vous pensez. Pourquoi vient-il boire avec nous puisqu’il est déjà soûl ?

— Non, on ne pense pas ça, dit Régine, les yeux tristes.

— Et pas de procès d’intention, s’il te plaît, ajouta José. Personne ne t’a jamais jugé à cette table.

— Asseyez-vous et prenez un verre avec nous, peu importe si c’est le premier ou le dernier.

Marcheschi joignit le geste à la parole, attrapa une chaise d’une table voisine, tout le monde se poussa pour faire une place à Nicolas. Arnaud fit un signe au serveur qui apporta une bière. La gêne s’estompa petit à petit, et la conversation reprit telle quelle.

— Il paraît que tous ceux qui travaillent sur le 4.99 vont avoir droit à un stage de perfectionnement, dit Régine.

— Où ?

— À Nîmes.

— Ça me dérange pas, j’adore la brandade de morue.

— Ça vient de Nîmes la brandade ?

Nicolas comprit que ces petits moments volatiles ne reviendraient plus. Désormais, il n’aurait plus les mêmes références, les mêmes préoccupations, les mêmes réflexes. Il allait devoir faire sa route seul, au milieu d’une foule d’anonymes. La vodka excluait toute autre compagnie.

— La semaine prochaine, je ne serai pas des vôtres, dit Marcheschi, je pars à Seattle.

— Pour un contrat ?

— Je signe un accord avec Slocombe & Partridge, je ne vais pas rentrer dans le détail, mais c’est énorme.

— Dans ce cas c’est vous qui offrez, dit Arnaud.

Marcheschi ne s’arrêterait pas là. Nicolas regretta d’être venu leur dire adieu.

— J’avais l’Europe, l’Afrique avec Exacom, l’Asie avec Kuala Lumpur, l’Océanie avec Camberoil, je viens de décrocher le dernier continent qui me manquait !

Il était trop tard pour partir, trop tard pour revenir en arrière, pour faire comme si Marcheschi n’avait rien dit.

— Marcheschi, vous n’êtes ni un ange ni un démon, vous n’êtes ni bon ni mauvais, ni brillant ni bête, ni séduisant ni vilain. Vous êtes dans la consternante moyenne de tous ceux qui cherchent à se singulariser. L’amour que vous vous portez a quelque chose d’attendrissant, une love story qui finit toujours bien. Vous n’avez pas de génie, mais consolez-vous, personne n’a de génie, nous avons presque tous réussi à l’admettre. Même la statue que vous érigez à votre effigie est loin d’être un chef-d’œuvre. Vous n’aurez jamais la classe naturelle d’un Cary Grant, l’humour d’un Billy Wilder, les tripes en acier d’un Lucky Luciano, la détermination d’une Marie Curie, vous n’aurez jamais le courage d’un…

Marcheschi ne prit pas même le temps d’encaisser jusqu’au bout, il se leva, attrapa Nicolas par les revers et lui décocha un coup de tête. Le choc frontal fit un bruit de plomb qui les surprit tous les deux ; avant même d’avoir réalisé, ils étaient à terre, emportant table et verres dans leur chute. Marcheschi tomba sur les épaules et resta quelques secondes sans réactions, le temps pour Nicolas de porter une main à son nez qui saignait sur sa chemise. Effrayé par tout ce rouge qui lui engluait les doigts, il fut pris d’une rage instinctive et martela de coups de poing le visage de Marcheschi. Pendant ces quelques secondes, il frappa avec un bonheur et une force surnaturels, comme s’il s’affranchissait soudain de toutes les peurs éprouvées depuis son enfance, et que la bête en lui régnait enfin sur le monde. Arnaud et José, au milieu des cris, tentèrent vainement de l’arrêter, et tous restèrent pétrifiés, incapables de réagir à une violence venue de si loin. Finalement, José réussit à le faire basculer à terre et Arnaud à relever Marcheschi. Tout aurait dû s’arrêter là, mais, oubliant sa propre peur, enragé à son tour par la vision de son sang, Marcheschi tomba de tout son poids sur Nicolas qui en eut le souffle coupé. Il l’empoigna par les cheveux, souleva sa tête et la cogna plusieurs fois contre le sol. Malgré les cris, tous entendirent les os du nez craquer, les arcades se fendre. Marcheschi s’arrêta de lui-même quand le visage de Gredzinski ne fut plus qu’une bouillie rougeâtre.