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Et le silence se fit.

Gestes désordonnés d’Arnaud et de José, panique de Régine, serveurs et patron ne sachant que faire. Marcheschi se releva, s’adossa un instant à un mur et, négligeant le sang qui coulait encore de son nez, sécha ses larmes avec le mouchoir qu’on lui tendait. Nicolas n’était plus dans la salle.

Il était dans une cour de récréation, en plein soleil. Il gisait à terre, cassé en deux, sans avoir conscience de la douleur. Il n’était qu’humiliation. Ceux qui l’avaient tabassé l’entouraient et regardaient, à leurs pieds, ce petit bloc de honte qui n’osait plus se relever. Ce fut sans doute son baptême de la peur, elle s’était installée en lui et plus jamais ne serait chassée.

— Il faut appeler un médecin !

Marcheschi, suivi de Régine, sortit du café, chancelant. Le cercle des regards s’était reformé autour de Nicolas. Il refusa de voir un médecin.

— Tu saignes, il faut t’emmener à l’hôpital.

Il répéta ce qu’il venait de dire en haussant le ton et tous sortirent.

— José, si tu veux faire quelque chose d’utile, ramène-moi une vodka, un verre plein à ras bord.

— Mais…

— Vite, ou je vais être obligé de le faire moi-même.

Nicolas maintenait une serviette contre son visage. À jeun, il ne se serait sans doute jamais relevé d’une pareille raclée. Protégé par son ivresse, il restait conscient et résistait. Il avait envie de pleurer, de rire, de calmer l’entourage, de jouer les détachés, de rester digne. Il serait bien temps de souffrir demain. José lui tendit le verre de vodka qu’il but d’un trait lent, comme un médicament. C’en était un. Des douleurs sourdes, innombrables, lui parcouraient le corps. Il avait perdu l’usage de certains muscles et tenta malgré tout de se mettre debout. La petite eau, à peine descendue dans l’œsophage, lui rendit l’usage de ses membres. Il avait l’impression qu’elle avait remplacé le sang et tous les flux de son corps, des pieds à la tête. Bientôt, il éprouva cette sensation dont on parle, mais qu’on a peine à croire, celle d’être ailleurs, hors de ce corps de souffrance, loin de cette honte qui aurait dû faire saigner ses plaies intérieures.

Il était soûl.

— Tu ne veux vraiment pas que…

— Non.

Il se dirigea vers la sortie. Le parvis était vide et le Groupe s’était dissous. Il fit quelques pas jusqu’à la rambarde du parking, s’y agrippa un instant, et son visage meurtri chercha la brise de ce début d’été.

Il claudiqua jusqu’au kiosque à journaux. Chaque pas lui prenait des heures. Du sang coulait sur sa manche. Quelle pouvait être la prochaine étape ? L’entrée de l’immeuble, là-bas à gauche ? Non, il allait tenter le grand saut jusqu’à l’entrée de la passerelle, puis la descendre pour rejoindre la station de taxis. Aucun chauffeur ne lui ouvrirait sa porte, c’était couru d’avance. Il prendrait donc le métro, au pire il passerait pour le clochard qu’il était devenu : hirsute, maculé de sang, ivre mort, et chômeur. Il trouva la force de s’engager sur la passerelle et la descendit doucement, ses jambes lui obéirent. Le quai de Seine était désert, il était seul à y traîner sa carcasse, et c’était mieux ainsi.

À la réflexion, il n’était pas tout à fait seul sur cette passerelle.

Tout en bas, il aperçut une petite silhouette noire, immobile.

Qui attendait.

Le mauvais pressentiment, qui avait survécu à toutes les avanies du jour, se fit tout à coup plus aigu.

La silhouette, raide, figée, regardait vers lui. C’était loin d’être une illusion. Ses arcades défoncées ne lui brouillaient pas la vue, son cortex éclaté ne déréglait pas ses sens, le petit bonhomme l’attendait, droit comme un piquet, en bas de la passerelle. Une image encore lointaine mais déjà familière.

Il devina des traits sans oser les reconnaître.

Il aurait tellement préféré une hallucination, une créature maléfique remontée de ses pires cauchemars. Le petit bonhomme avait de petits yeux, de petites mains, et sans doute un petit cœur qui battait.

Le petit bonhomme était bel et bien quelqu’un, il avait le droit de se promener partout en ville. Alors que faisait-il en bas de cette passerelle, comme si le destin de celui qu’il attendait passait forcément par lui.

Arrivé à sa hauteur, Nicolas, humide de son sang, harassé, lui fit face.

— Qu’est-ce que vous voulez, Bardane ?

— …

Alain Bardane portait un costume sombre et une chemise blanche largement ouverte, sans cravate.

— Ça doit se voir sur ma gueule, dit Nicolas, je ne vais pas fort… Je fais encore un peu le malin parce que la vodka fait office d’anesthésiant mais bientôt… je…

— …

Comme il ne se décidait pas à rompre le silence, Nicolas voulut le contourner et passer son chemin, mais Bardane ne lui en laissa pas le temps et plongea la main dans la poche de sa veste.

— Restez où vous êtes.

Il ressortit sa main crispée sur un petit objet métallique et noir que Nicolas ne put identifier sur-le-champ. Et pour cause, c’était la première fois qu’il en voyait un de si près.

— C’est un revolver que vous tenez, là ?

— …

Un tout petit revolver pas plus réel qu’un jouet d’enfant. Pas de quoi avoir peur. Nicolas essaya de se maîtriser. L’alcool continuait d’alimenter le feu dans son crâne. Était-ce la lassitude ou ce voile trouble que tissait la vodka entre le réel et lui ? Il n’avait pas encore peur. Tout ça était impensable. Rien n’avait de sens.

— Je suis fatigué, dit-il. J’ai envie de disparaître. Qu’on ne me voie plus. Je veux sortir du décor. Laissez-moi passer et je vous promets que plus personne n’entendra parler de moi. Je vais prendre un avion pour un territoire impossible et ne jamais en revenir. Foutez-moi la paix.

— Les amis ont disparu les premiers. Je ne vais plus garder ma femme très longtemps. J’ai dû vendre tout ce qui pouvait se vendre. Le mot qui revient le plus souvent c’est « dépression ». Pour les médecins, « déchéance » ne veut pas dire grand-chose. « Dépression », si.

— Ils ont raison. Une dépression, ça se soigne.

— Je n’étais pas préparé à ce que tout s’arrête si vite. Les enfants pouvaient se débrouiller seuls, je me sentais dans la force de l’âge. Je n’ai jamais fait autre chose que travailler. Je suis de cette école-là. Je pouvais encore durer dix ou quinze ans. On m’a expliqué que je n’étais pas recyclable. La plupart des déchets le sont.

— Rangez ce revolver et allons en discuter quelque part.

— Au début, je pensais que c’était une question d’argent, de niveau de vie, mais ça n’a en fait que peu d’importance, je peux me passer de tout ça, mais je n’ai rien d’autre à vivre que mon travail. C’est sûrement ma faute.

— Rangez ce revolver.

Bardane se mit à sangloter. Nicolas sentit que les effets de la vodka se dissipaient et que bientôt il se retrouverait seul, plus terrifié que jamais.

— J’ai été viré, moi aussi. La place est vacante. Broaters peut vous reprendre.

Nicolas disait ça tout en reculant, Bardane s’en aperçut, hors de lui.

— Ne bougez pas, Gredzinski !

— Allez lui parler, il comprendra…

Nicolas fit un autre pas en arrière, puis un autre, puis un autre, sans pouvoir s’en empêcher.

— Ne bougez plus, j’ai dit !

Nicolas crut qu’il allait baisser le bras et pointer son jouet à terre.