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Au lieu de ça, il entendit une détonation et son torse fut déporté sous l’impact.

Le souffle coupé, il porta une main à son cœur.

Tomba à terre.

Ses yeux se fermèrent d’eux-mêmes.

Il y avait sûrement une logique à tout ça, tout rentrait dans l’ordre. Il n’avait jamais eu aucun talent pour la vie. Petit, il regardait les autres vivre.

Quel dommage…

Tout aurait pu se jouer autrement.

Il lui aurait suffi de traverser cette passerelle, et tout de suite après, le monde.

Mais la nuit tombait, bien trop tôt pour la saison.

Sa joue contre le bitume.

La peur des peurs, la peur tant redoutée depuis toutes ces années… Ce n’était donc que ça ? Rien de plus ?

Dans quelques minutes, Nicolas Gredzinski n’allait plus avoir peur de rien, il avait devant lui une longue éternité pour se remettre de cette farce. Là-bas, il serait inaccessible, le petit coyote n’y était pas admis, ni les fâcheux d’aucune sorte.

Un liquide chaud qui suintait par le cœur lui coula jusque dans le cou.

C’était donc ça ? Rien de plus ? J’ai passé mon temps à avoir peur de… ça ?

Une fine nappe lui mouillait le menton et les lèvres.

Il allait connaître le goût de son sang avant de mourir.

La pointe de sa langue rencontra une goutte, à la commissure.

Chaud et piquant à la fois.

Oui, c’était chaud.

Mais pourquoi piquant…?

Pourquoi son sang était-il piquant ?

Ce n’était pas du sang.

Ce n’est pas du sang…

Il connaissait ce goût.

Je connais ce goût… C’est…

C’était bien ce qu’il pensait que c’était.

De la vodka…?

C’était bien de la vodka.

Son cœur suintait la vodka.

Le paradis ? L’enfer ? Quel était cet endroit où la vodka remplaçait le sang ?

Il passa en revue toutes les parties de son corps ; les bras, les jambes, les poumons, la tête, tout marchait. Au ralenti, cassé, brisé, désarticulé, mais tout marchait. Il pouvait même essayer d’ouvrir les yeux.

Il faisait clair.

La nuit était encore loin.

Il réussit à se lever et se retrouva au bas de la passerelle. Plus personne ne venait faire obstacle.

Il regarda sa poitrine et n’y trouva pas la moindre trace de sang. Il plongea la main dans la poche intérieure de sa veste et en ressortit sa flasque, ruisselante, percée d’un trou.

L’alcool tuait depuis toujours. Mais, parmi les millions de vies qu’il prenait, il lui arrivait, peut-être, d’en sauver une de temps à autre.

*

Il colla son front contre la vitrine du magasin en attendant qu’elle se retourne.

Elle finit par sortir et l’examina de pied en cap pour constater l’ampleur des dégâts.

— … Tu me manques, Loraine.

Elle ne dit rien d’alarmant. Rien de drôle non plus. Juste :

— On va chez moi.

ÉPILOGUE

Ils avaient dit 21 heures.

Nicolas s’en souvenait, malgré son état cette nuit-là. Comment oublier cette sensation de reprendre sa vie en main, comme un esclave affranchi, tout surpris par sa soudaine liberté. Durant les trois années écoulées depuis ce 23 juin-là, il avait connu l’ivresse des cimes et celle des profondeurs, il avait déchaîné ses forces trop longtemps contenues, il avait même regardé la mort en face : tout aurait pu contribuer à lui faire manquer ce rendez-vous auquel il n’avait jamais cru.

L’annonce dans le journal de la disparition de Blin l’avait poussé à venir. Il voyait dans cette disparition la confirmation et la suite logique d’une histoire dont il avait été le prétexte. Seul un mort, revenu du royaume des morts, pouvait respecter les termes de leur pari.

Nicolas arriva largement en avance et ce n’était pas un hasard, il avait envie de faire un tour au club de tennis des Feuillants, entre pèlerinage et nostalgie, celle de sa forme physique qui peut-être ne reviendrait plus. Si l’alcool n’avait jamais fait trembler ses mains ni coupé ses jambes, il avait distendu ses réflexes et sa motricité générale. Son médecin avait beau le rassurer, sa bonne vieille inquiétude avait repris le dessus, il se voyait déjà comme un vieillard essoufflé et bientôt incapable de monter un étage à pied. En retournant aux Feuillants, il avait envie de voir les joueurs bouger, faire des accélérations, marquer des points gagnants. La magie du tennis allait peut-être réveiller quelque chose en lui et lui redonner goût à l’effort. Il resta quelques minutes devant un double mixte qui, en âge, totalisait dans les trois cents ans. Des septuagénaires tout de blanc vêtus échangeaient des balles redoutables et des noms d’oiseaux pour les points litigieux. Exactement le spectacle dont il avait besoin. Puis il fit le tour du club à la recherche d’un peu de virtuosité, en trouva çà et là, au hasard des courts. L’envie de jouer le reprit.

20 h 40 à sa montre. Son rendez-vous, même symbolique, ne souffrait aucun retard. Il prit sa voiture, retourna dans ce fameux bar américain qui n’avait pas changé d’un iota, s’arrêta au seuil pour jeter un coup d’œil panoramique vers la salle afin qu’aucune silhouette ne lui échappe. S’il avait beaucoup bu ces derniers mois, divagué jusqu’à plus soif, embrasé sa mémoire, oublié celui qu’il avait toujours été, il se souvenait encore du visage de Thierry Blin. Une petite tête ronde de brun aux yeux roublards, recouverte de barbe et de cheveux en friche. Dans ce bar, à 21 h 5, personne ne ressemblait à ça. Il se cala dans une banquette, les bras croisés, heureux d’être là sans se l’expliquer. Personne ne lui demanda ce qu’il voulait boire. De nouveaux visages apparurent, des cadres, des couples, quelques touristes, rien qui ressemblât au disparu Thierry Blin.

À 21 h 40, il finit par se résigner ; le fantôme n’apparaîtrait plus et c’était mieux ainsi ; il y a des mystères qui ne gagnent rien à être éclaircis, et des secrets dont il vaut mieux ne pas être le dépositaire.

Il était temps de retourner vers la femme qu’il aimait. Il se leva, résigné, sans doute un peu déçu, et jeta un dernier regard dans la salle. Il ne remettrait plus jamais les pieds dans cet endroit qui avait vu sa vie basculer en quelques heures ; une histoire ancienne. Ses yeux s’attardèrent sur une tête, ou plutôt une nuque, entièrement glabre, immobile, dressée sur un corps vêtu de lin clair. L’homme était là depuis son arrivée, courbé sur le comptoir, les doigts posés sur un immense cocktail orange et bleu. En s’approchant de trois quarts, Nicolas reconnut un des membres des Feuillants qu’il venait de voir jouer une heure plus tôt.

— Excusez-moi, je m’appelle Nicolas Gredzinski, j’ai vu quelques-uns de vos échanges, tout à l’heure, aux Feuillants.

— … Et ?

Gredzinski ne reconnut rien de ce visage, pas même les petits yeux roublards.

— J’ai eu une impression étrange en vous regardant frapper dans la balle. Vous me permettez de dire le fond de ma pensée ?

— Je vous en prie.

— Vous avez une certaine aisance dans vos coups, vous ne ratez aucune balle facile, mais on sent bien qu’à la moindre accélération, vous avez un temps de retard.

— Voilà qui est sincère.

— En un mot, vous êtes un joueur honorable, mais vous ne pourriez passer un classement de 15.

— Je n’ai jamais essayé pour éviter d’en avoir la preuve.