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Jusqu’à ce qu’il fût sauvé par un miracle.

Lui qui d’ordinaire lisait le strict minimum imposé par ses professeurs avait eu la curiosité d’ouvrir un recueil de nouvelles de Georges Simenon, trouvé dans un carton. Il se revoyait, allongé à l’ombre, en sueur, dans sa salopette rouge, la tête calée sur une couverture roulée en boule, le livre posé sur sa poitrine. Il avait lu les treize nouvelles du Petit Docteur à raison d’une par jour, et les avait relues pour tenir jusqu’à la fin juillet en espérant un nouveau miracle pour le mois d’août. Le petit docteur en question était un jeune généraliste de campagne qui s’amusait à jouer les détectives amateurs au lieu de soigner ses patients, et chaque nouvelle le précipitait dans une aventure qui l’exaltait bien plus que tout ce qu’il avait connu auparavant. Ce qui fascinait le jeune Thierry était la manière dont la soudaine vocation du personnage s’était déclenchée, dès les premières lignes du livre, à la suite d’un mystérieux coup de téléphone qui mettait en branle des mécanismes inconnus dans l’esprit du petit docteur. À partir d’un simple indice que seul le bon sens, et non le métier, rendait visible, l’intrépide Jean Dollent se mettait à échafauder un raisonnement qui le rendait de plus en plus curieux de la suite, de plus en plus téméraire devant l’inconnu. Il sentait que le suspens et l’aventure entraient dans sa vie de médecin ; dès lors, plus rien ne serait jamais pareil. Thierry avait compris qu’il s’agissait là d’un incident déclencheur qui allait révéler un formidable désir de démêler le vrai du faux. Ce qui rendait le récit passionnant était justement l’amateurisme du docteur ; Thierry suivait pas à pas ses raisonnements logiques, et les précédait parfois car ils ne ressemblaient en rien aux déductions alambiquées des limiers en série. Au fil des nouvelles, le bon docteur se piquait si bien au jeu qu’il saisissait la première occasion de fuir son cabinet pour la plus grande joie de Thierry qui voyait là quelque chose d’irrépressible de l’ordre du destin. Le docteur Dollent, aguerri au fil du récit, se faisait désormais payer par ses clients et envisageait d’abandonner la médecine pour devenir un professionnel de l’investigation policière. Qu’est-ce qui pouvait à ce point détourner un médecin de sa vocation, sinon quelque chose de bien plus fort encore ?

Vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis cette histoire d’amour avec un bouquin. Comme toutes les passions de jeunesse, elle restait inoubliable. Il avait même l’impression qu’avec le temps, elle revenait le visiter de manière troublante, comme si l’oubli n’était qu’une boucle et que les défaillances de la mémoire dues à l’âge étaient un moyen détourné de revenir à l’essentiel. Derrière la somme de ses doutes professionnels, de ses choix, revenaient le hanter des fantasmes de jeunesse, et parmi ceux-là, il y en avait un qui s’imposait à lui comme une injonction, et se cachait derrière deux mots qui sonnaient de façon magique et pourtant bien réelle dans son esprit : Détective privé.

Avant même de rêver à son devenir, Thierry allait devoir se semer lui-même. Toutes les épopées avaient tourné un premier coin de rue, le reste n’était qu’une affaire d’étapes à franchir et d’obstacles à surmonter. Il lui fallait commencer par un geste symbolique.

À 19 heures, il avait encore le temps de fermer sa boutique, filer en direction des Feuillants et être de retour chez lui pour assister à la sortie de bain de Nadine.

— Je m’appelle Thierry Blin, je me suis inscrit hier, vous vous souvenez ?

— Vous nous avez fait un bien beau match. Si M. Gredzinski avait passé un peu plus de premières balles de service, il avait ses chances. Vous voulez un court ?

— Non, je suis venu résilier mon abonnement.

*

Nadine et sa cérémonie du bain. Très chaud, mousse à l’amande. Une tablette en bois posée devant elle, petit autel où étaient disposés son magazine, un apéritif, une serviette pour s’éponger les mains, un miroir. Thierry faisait partie du cérémonial, il lui suffisait de s’asseoir au bord de la baignoire, d’embrasser Nadine sur les lèvres, d’échanger quelques mots avec elle sur la journée passée et de lui servir un second verre, en général un fond de whisky avec beaucoup d’eau gazeuse. Machinalement, il regardait ses seins, à demi immergés, son petit nez rentré, ses yeux sérieux, sa peau légèrement mate. Son sourire à peine triste, son corps menu. Il avait toujours aimé le petit chez les femmes. Le pied, le sein, le ventre. Ce n’était plus si important, désormais. Il avait révisé ses critères depuis sa rencontre avec cette blonde du jardin du Luxembourg. Une petite culotte blanche offerte aux regards à la moindre accélération, des jambes dures et fuselées qui mettaient son nombril à la hauteur exacte de la bande du filet. Elle avait dans les quarante-cinq ans, le sourire et les rides de celles qui aiment toujours autant la vie, une peau habituée aux crèmes hors de prix, une voix de canaille, un maniement du subjonctif qui ressemblait à son revers coupé, et une poitrine bien trop forte pour être émouvante, mais Thierry se foutait bien de l’émotion ce jour-là, seule comptait la gourmandise. Des seins opulents retenus par une brassière de championne, sculptés par des milliers de coups droits, de revers et de services gagnants, aucun muscle épargné, à la longue ça portait ses fruits. Avec ceux de Nadine, il jouait, leur donnait des formes qu’ils n’avaient pas et passait à autre chose. Thierry Blin s’était imaginé faire un bout de route avec une femme comme celle-là, un grand machin qui se débrouillerait seul et saurait le faire rire. Rien à voir avec la frimousse d’une brunette qui ne pensait qu’à se blottir. Nadine posait sa voix avec délicatesse mais laissait le plus souvent parler les autres. Au fil des années, Blin s’était mis à détester sa discrétion ; il lui arrivait même de trouver sa douceur intolérable.

— Thierry ?

— Oui ?

— Je mets un peu de rouge et on file à ce dîner ?

— Prends ton temps.

Nadine ne l’avait jamais appelé que par son prénom. Certains jours, il aurait aimé être son canard ou son trésor, n’importe quoi, même ridicule, mais pas son Thierry. Son entourage l’appelait aussi Thierry mais personne, pas même ses parents, ne s’était approprié son prénom pour en faire un son familier, naturel. Aucune femme n’avait jamais soupiré de Thierry ! pendant qu’ils faisaient l’amour, comme un cri du cœur, un râle. Il n’avait pas souvenir de diminutif dérivé de Thierry, de sobriquet dérivé de Blin, et Dieu sait s’il y en avait mille. Il ne trouvait pas le prénom détestable en soi, mais il allait tellement mieux à d’autres. Tout gosse, il n’avait jamais cherché à devenir un Thierry, à exister comme un Thierry, et pourtant, il avait connu de vrais Thierry, à l’aise avec leurs deux syllabes, le sourire du Thierry aux lèvres. Avec les années, rien ne s’était arrangé, il se vivait de plus en plus mal en Thierry et s’appelait Thierry comme il aurait pu s’appeler Bernard ; le problème était le même, il n’était pas plus un Bernard. Non contents de l’appeler Thierry, ses parents n’avaient pas daigné lui accorder d’autres prénoms auxquels se raccrocher. Si encore il avait pu choisir parmi Thierry Louis Bastien Blin, il aurait imposé Louis à tout le monde et la question était réglée. Il se sentait bien plus Louis que Thierry. En fait de quoi, c’était un Thierry contrarié. Un Thierry indigne. Ou indigne d’être un Thierry.