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La question du nom ne lui avait jamais posé problème, il y avait si peu d’intimité dans le nom de famille. Il avait connu des dizaines de Blin, à commencer par ses oncles et tantes, des vieillards et des enfants, rien que des Blin ; il ne se sentait ni plus ni moins Blin qu’un autre. Et là, oui, il n’était question que de sonorité. Dites, Blin, j’aimerais que vous passiez à mon bureau. Il avait fini, comme tout le monde, par s’y habituer, et pourtant, il était bien certain que le nom de famille n’était inscrit ni dans le cœur ni dans l’âme, tout juste dans la mémoire. Et encore, un chien appelé Sultan durant toute sa vie pouvait, en moins d’une semaine, répondre à cafetière ou Versailles. L’être humain ne devait pas être si différent.

De la question du nom découlaient toutes les autres. Après tout, qu’est-ce que l’état civil ? se demanda-t-il. Qu’est-ce qui fait que j’ai une existence légale, un numéro de sécurité sociale et des obligations militaires ?

La seule affirmation de son père qui, un beau matin, était allé déclarer sa naissance à un employé de mairie ? Tout partait-il vraiment de là ? Et si, ce fameux jour, tout à sa joie, il avait été bien trop occupé à fêter l’enfant, existerait-il, aujourd’hui ? On dit que personne ne passe entre les mailles du filet mais les rares exceptions se font-elles connaître ?

Il n’était pas né de parents inconnus dans un pays lointain où les archives auraient brûlé lors d’une guerre civile. Il était bien Thierry Blin, il avait une carte d’identité, un passeport, une carte d’électeur, une mutuelle et des livres de compte, des impôts à payer et une concubine officielle. Que faire pour revenir en arrière, clamer haut et fort qu’il n’était pas ce Thierry Blin dont tous lui parlaient ? Biffer ? Rayer ? Brûler ? Retourner à la mairie de Juvisy pour arracher la bonne page du grand document fondateur ? En admettant que cela fût possible, ça ne suffirait pas. Il allait falloir trouver des moyens définitifs pour se défaire de Thierry Blin.

Un œil sur Nadine aux prises avec sa garde-robe, il s’allongea sur le canapé, le calendrier des postes en main.

— Quand j’ai acheté cet almanach, tu t’es moqué de moi, dit-elle, amusée.

En parcourant, jour après jour, les noms des saints du calendrier, il fit une synthèse inconsciente, immédiate et instinctive des mille connotations, dénotations, références et a priori dont on les avait affublés. L’exercice était plaisant et les choix s’imposaient d’eux-mêmes. Au bout du compte, il avait coché :

Alain, Antoine, François, Frédéric, Julien, Jean, Paul, Pierre.

Il aimait les prénoms sobres, élégants, ceux qui existaient depuis toujours mais qui n’étaient pas donnés à tout le monde. De la même manière, il éprouvait une certaine admiration pour ceux qui les portaient. Des gens discrets, racés, qui avaient la tâche délicate d’être une énième variation sur le thème de Pierre ou de Paul. Celui qu’il serait demain pouvait fort bien s’appeler Pierre ou Paul. Il aimait le son à peine rugueux de Pierre, le côté caillou venait contrebalancer la résonance biblique. Blin aurait rêvé qu’on s’adresse à lui d’un :

— Qu’en dites-vous, Pierre ?

Qu’on lui dise :

— Ah Pierre, vous m’épaterez toujours.

Jamais on ne lui avait dit : Ah Thierry, vous m’épaterez toujours.

S’il s’était appelé Paul pendant quarante ans, il ne faisait aucun doute que son parcours aurait été différent. Peut-être aurait-il peint des toiles au lieu de les encadrer, qui sait ? Un Paul avait forcément une âme d’artiste, ou même l’étoffe d’un espion international. Question femmes, sa vie entière aurait été parsemée de Emmenez-moi où vous voudrez, Paul ou Paul, refais-moi ce truc dans les reins ! La grande blonde du tennis rêvait à coup sûr de croiser un Paul dans sa vie.

Sans parvenir à se l’expliquer, Blin se sentit devenir un Paul. Il avait dû s’illustrer en tant que Paul dans une vie antérieure, peut-être même avait-il été l’apôtre en personne. En quelques minutes, Paul l’emporta définitivement sur Pierre.

— Encore deux minutes, et je suis prête !

Il posa l’almanach à terre et, stylo en main, allongea le bras pour atteindre l’annuaire sans quitter le canapé.

Quel nom de famille était parfait pour un Paul ? En parcourant des colonnes entières de noms, il se rendit compte que Paul allait avec tous. Nagel, Lesage, Brunel, Rollin, Siry, Viallat, la liste était infinie. Paul n’était plus un critère de sélection, ce qui rendait le choix encore plus vertigineux. Blin ne savait plus comment procéder et perdit pied très vite. Il essaya de se raccrocher à quelques principes, rationnels selon lui, pour lui permettre de progresser. Impératif numéro un : le nom devait comporter au minimum deux syllabes, idéalement trois, pour en terminer une bonne fois pour toutes avec ce Blin à peine audible qui le rétrécissait depuis l’enfance. Par ailleurs, Paul appelait un nom plutôt long, dans des consonances légèrement nordiques mais encore douces, quelque chose de vallonné et de paisible. Impératif numéro deux : l’initiale devait être comprise entre les lettres R et Z. Une revanche tardive mais juste. Toute sa vie, il avait été l’un des premiers à l’appel, la victime désignée des profs, le corvéable numéro un, le volontaire qui n’a pas même besoin de faire un pas en avant. Blin, au tableau ! Combien de fois il avait haï ce B majuscule ! Le temps était venu de se retrouver en fin de liste, bien au chaud. Il feuilleta à nouveau quelques pages de l’annuaire en attendant un miracle qui ne vint pas et, toujours allongé dans le canapé, balaya du regard les rayonnages de la bibliothèque. Parmi ces dizaines de livres, ces encyclopédies, et tout un tas d’ouvrages qu’il ne consultait plus, il devait bien y avoir, coincé entre deux pages, un nom à consonance nordique de trois syllabes qui commencerait par U, V ou même W, pourquoi pas Z. Intuitivement, il se dirigea vers son dictionnaire de la peinture flamande, l’ouvrit au dernier tiers, prononça à mi-voix des noms qui lui avaient toujours semblé élégants et en même temps familiers. Rembrandt, Rubens, Ruysdael, Van der Weyden, Van Eyck, pour finir avec le plus prestigieux de tous, un nom qui à lui seul évoquait l’harmonie même : Vermeer.

Personne ne s’appelait Vermeer, mais c’était une bonne base de départ. Il se mit à faire des variations sur un nom propre en le distordant, le combinant de divers suffixes, en lui cherchant de nouvelles sonorités. L’évidence lui apparut enfin.

Il s’appellerait désormais : Paul Vermeiren.

Nadine était prête, jolie, parfumée, souriante. Thierry fit preuve ce soir-là d’une galanterie à toute épreuve. Durant le dîner, il fut à la fois éloquent et discret, attentif à chacun des convives. Sur le chemin du retour, Nadine le regardait conduire, attendrie, rassurée de l’avoir à ses côtés. Elle se voyait même, un jour ou l’autre, en Mme Thierry Blin.

Elle était loin d’imaginer qu’elle venait de passer la soirée avec Paul Vermeiren.

NICOLAS GREDZINSKI

Dieu sait si Gredzinski s’y connaissait en inquiétude. Discrète ou sournoise, hésitante ou ostensible, il les avait toutes éprouvées et savait même les nommer quand il les sentait poindre dans ses entrailles. Celle de ce matin, d’origine inconnue, remettait en question le moindre de ses gestes. Elle s’accompagnait de dérèglements qu’il était bien le seul, cette fois, à ne pas reconnaître : bouche pâteuse, étau dans le crâne, lassitude générale. Il les identifia par recoupement : la gueule de bois. Nicolas manquait de force intérieure pour survivre à tant de tristesse ; la première cuite de sa vie serait la dernière. Depuis toujours, il n’avait besoin de rien pour rejoindre les zones d’ombre où l’invitait son pessimisme naturel, et si, chaque matin, le retour à la vie était une mauvaise nouvelle qu’il finissait par accepter, la gueule de bois en faisait une condamnation sans aucune chance de recours en grâce.