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Les deux aspirines prises dès le lever ne se décidaient pas à faire effet, il allait devoir subir. Sur le chemin du bureau, il ferma un instant les yeux pour localiser le point névralgique de cette migraine qui l’empêchait d’être lui-même depuis le réveil. Il identifia une zone située entre le lobe gauche et le sinciput, peut-être le siège même de la culpabilité, là d’où partaient toutes les décisions morales, donc toutes les punitions. Comment savoir s’il s’agissait vraiment d’une punition ? Avait-il trop demandé à un corps mal préparé à tant de corrosion liquide ? Les médecins lui répondraient qu’il ne faut pas boire plus de vodka en une seule soirée qu’on en a bu dans toute une vie, mais ils diraient aussi que nous ne sommes pas tous égaux devant le vice. Certains ne vivent que pour ça, d’autres meurent de n’en avoir connu aucun. Nicolas ne savait toujours pas de quel bois il était fait.

À l’heure habituelle où ses neurones entraient en fibrillation à l’idée d’un café, il aurait donné n’importe quoi pour un peu d’eau pétillante. De l’eau, du froid et du gaz. Intuitivement, il voyait dans la combinaison de ces trois éléments le seul moyen de lutter contre cette insupportable chimie du remords. En entrant dans l’atrium du Groupe Parena, il s’arrêta un instant à la cafétéria pour acheter une boîte de Perrier glacée et prit l’ascenseur. Les yeux mi-clos, il salua Muriel, la standardiste du cinquième étage, et alla se réfugier dans son bureau. Il but sa canette d’un seul trait et poussa un râle de bête ; la fraîcheur de l’eau chassa la pénible impression d’avoir la langue gonflée et collée au palais. Loin d’être tiré d’affaire, il ouvrit une lettre ou deux, feuilleta une des revues auxquelles son service était abonné, reprit en main le dossier Vila qu’il n’arrivait pas à faire aboutir depuis trois jours, le referma aussi sec. Rien ne pouvait le détourner d’une douleur morose qui le rendait encore plus pessimiste sur l’avenir du monde et le sien en particulier. Il croisa les bras sur son bureau, y posa la tête, ferma les yeux, et se revit, la veille, le énième verre brandi, prêt à mettre la nuit à feu et à sang ; cette image lui parut si incroyable, si débordante, qu’il crut ne jamais pouvoir la ranger dans ses propres souvenirs.

*

En ce jour pitoyable, le plateau sur les rails du self, il se surprit à répondre « Je ne sais pas » à la question « Poulet basquaise ou hachis ? » Sans y parvenir, il essaya de donner le change auprès de ses camarades de table, personne ne chercha à en savoir plus, et tous évoquèrent, un par un, ce qu’ils avaient vu, la veille, à la télévision. Puis ils passèrent à la cafétéria où Gredzinski prit le double express de la dernière chance avant de remonter dans son bureau.

Le chantier qu’il voyait de sa fenêtre — le secteur Téléphonie du Groupe — avançait à une vitesse folle. La Parena se consolidait de mois en mois, gagnait du terrain et chassait dans tous les secteurs avec une férocité qu’on citait en exemple dans les écoles de commerce. Nicolas passait la moitié de sa vie au 7, allée des Muraux, à Boulogne, une adresse désuète qui cachait un empire sur les bords de Seine. Trois bâtiments : un ovale qui abritait le secteur Environnement et la direction générale, un autre l’Électronique, et le troisième, plus modeste, la Communication, dont Nicolas dépendait. On trouvait, sur l’esplanade arborée, au centre des trois blocs de verre, un café, le Nemrod, une supérette et une maison de la presse. Une gigantesque passerelle surplombait les boulevards extérieurs et reliait la majorité du personnel au R.E.R. Distribution des Eaux, Publicité, Câble, Satellite, Énergie, Informatique, et désormais Téléphonie, le siège parisien du Groupe comptait 3 200 employés, dont un petit homme déprimé qui n’avait pas mérité ça. Magda entra dans son bureau pour lui demander ses dates de vacances. Pris au dépourvu, Nicolas répondit qu’il devait attendre le retour de son chef de service. Comme chaque année, ses vacances dépendaient de celles de Bardane qui aimait se décider en dernière minute : un privilège de directeur de clientèle.

— Tu peux pas l’appeler ?

— Si je le dérange pour une histoire de vacances, il va me prendre pour un dingue. Il est chez un client, à Avignon.

Plus précisément à Gordes, dans la magnifique maison de campagne d’un ami : inauguration de la piscine. Bardane s’était absenté du jour au lendemain sans laisser à son assistant le quart des informations requises sur le dossier Vila. Simple oubli ou rétention, Nicolas n’essayait plus de comprendre. Depuis trois ans, il jouait son rôle d’interface entre Bardane et l’équipe de graphistes, relisait les contrats, contrôlait les maquettes, supervisait les projets, présentait les devis, et ainsi de suite.

— Repasse demain matin, Magda, il sera rentré. Il a réunion de direction à 16 heures.

— Tu comptes aller où, cet été ?

— Si j’ai deux semaines en août, je crois que je vais accepter l’invitation d’un couple d’amis qui loue une maison dans les Pyrénées.

— Comme l’année dernière ?

Magda avait bonne mémoire, il le lui fit remarquer. Dès qu’elle fut sortie, Gredzinski ferma les yeux très fort pour tenter de discerner les petits monstres qui lui voletaient dans la tête depuis le matin. De minuscules choses imprécises mais bien réelles, bruissantes et bien décidées à s’accrocher. La sonnerie du téléphone le réveilla.

— Monsieur Gredzinski ? M. Jacques Barataud demande à vous parler.

— Jacques quoi…?

— Barataud. C’est personnel.

— Merci, Muriel, passez-le-moi.

Nicolas reconnut Jacot et s’en voulut de s’être laissé surprendre. Comment avait-il pu oublier qu’il s’appelait Jacques Barataud ?

— Comment ça va, Gred ?

La question était bienveillante et la réponse impossible. Comment parler d’un mal de crâne à un homme atteint du cancer ? Jacot n’avait rien de spécial à raconter, il appelait uniquement pour parler de ça.

Quelques mois plus tôt, l’autorité naturelle de Maître Jacques Barataud, avocat au barreau de Paris, rassurait ses clients et déstabilisait ses adversaires. Il avait tiré Nicolas des griffes de la justice lors d’un procès en responsabilité civile qui le mettait en cause injustement. La scène s’était déroulée comme un gag de cinéma, mais personne n’avait ri. Nicolas, à vélo sur un chemin de terre, débouche sur une petite route en prenant toutes les précautions nécessaires. Une voiture arrive à grande vitesse, le double et, par excès de prudence, fait une légère embardée qui effraie une famille de cyclistes cheminant en sens inverse ; le fils aîné freine d’un coup sec, son petit frère vient le percuter et tombe, la tête la première, dans le fossé. La voiture est loin quand les parents, paniqués, ont déjà intercepté Nicolas, téléphoné à la gendarmerie, à leur assurance, et à leur avocat. Tout ce beau monde remonte la chaîne de la culpabilité et, faute de mieux, les regards se tournent vers Nicolas Gredzinski en personne.