— Pourquoi êtes-vous revenu ici en prétendant que la police barrait le tunnel ?
— Pour ne pas obéir à une légitime tentation, riposta Gessler. Celle de prévenir les autorités que trois gardiens de prison étaient en train de mourir dans un fourgon immergé.
— C’est tout ?
— J’avais également besoin de m’assurer que tout se passerait bien jusqu’à l’arrivée de votre bateau.
— C’est très paradoxal, tout ça, dit Frank avec un sourire fielleux. Vous êtes revenu à cause d’elle, tout simplement. Vrai ou faux ?
— C’est vrai, reconnu Gessler.
— Vous l’aimez ?
L’avocat n’hésita pas une seconde.
— Je l’aime.
La simplicité de l’aveu déconcerta un peu l’évadé. Il se tut. Il était très calme.
— Depuis longtemps ? poursuivit-il timidement.
— Je ne sais pas.
Frank eut un hochement de tête mélancolique.
— Mon père était architecte, dit-il après un silence. Le jeudi, il lui arrivait de m’emmener avec lui lorsqu’il allait visiter ses chantiers. Il me laissait dans l’auto et je m’ennuyais. Alors, pour tromper le temps, je comptais. Je faisais des paris avec moi-même. Je me disais par exemple : « À deux cent cinquante, il sera de retour. » Une fois, j’ai compté jusqu’à six cent trente. Vous ne me croyez pas ?
Gessler eut un geste évasif. Cette tirade qui n’était pas en situation l’intriguait.
— Une autre fois, poursuivit Frank, je me suis endormi à trois mille. Papa était mort d’une embolie en discutant avec ses entrepreneurs et, dans la confusion on m’avait oublié dans la voiture. Voyez-vous, cher maître, c’est depuis ce temps-là que j’ai horreur des chiffres. Intéressant, non ?
Il parut sortir d’un profond sommeil et jeta à son avocat le regard égaré d’un homme qu’on vient de réveiller en sursaut.
— Eh bien, fit-il, vous vouliez des détails sur ma jeunesse…
— Ça n’est peut-être plus le moment, objecta Gessler.
— Mais si, puisque nous allons nous quitter. Des souvenirs de jeunesse, Gessler, c’est toujours le moment de les évoquer. La durée humaine n’est que de vingt ans ; le reste… c’est des souvenirs. Je voudrais que vous sachiez une chose : je ne suis pas, comme vous pourriez le croire, un fils de famille qui a mal tourné. Ma vie, je l’ai voulue telle qu’elle est : facile et dangereuse. Seulement, pour comprendre ça… Pour comprendre ça, il faut être Lisa.
— Je me suis toujours demandé comment vous vous êtes connus, murmura Gessler.
— Elle ne vous l’a donc pas dit ! s’étonna Frank. De quoi parliez-vous donc alors ?
Il promena sa langue sur ses lèvres sèches.
Il avait soif. Pourquoi personne n’avait-il songé à lui amener à boire ?
— Un jour, j’ai fait un hold-up chez un courtier en bourse dont elle était la secrétaire. Tout s’était bien passé. Et puis voilà que deux semaines plus tard je me trouve dans un restaurant face à Lisa : le hasard… J’ai tout de suite vu qu’elle me reconnaissait. Au lieu de disparaître, je lui ai expliqué comment j’avais organisé ce coup de main et, avant de la quitter, je lui ai donné mon nom et mon adresse en me demandant ce qu’elle allait faire. Eh bien ! ce n’est pas la police qui est venue chez moi : c’est elle ! Romantique, non ?
— Très, convint Gessler.
— Oui, un Allemand doit très bien comprendre ça, surtout s’il est amoureux de Lisa. Et vous ?
— Pardon ! sursauta Gessler.
— Et vous, ça s’est fait comment avec Lisa ?
L’avocat secoua la tête.
— Que voulez-vous dire ?
— Comment est-elle devenue votre maîtresse ?
— Lisa n’est pas ma maîtresse.
— Elle me l’a dit, mentit l’évadé en soutenant le regard de son interlocuteur.
— Elle n’a pas pu vous dire ça !
— Vous voulez que je le lui fasse répéter devant vous ?
— Ça m’intéresserait.
Frank se leva et, d’un pas déterminé, gagna la porte de l’entrepôt.
— Paulo ! appela-t-il.
Il y eut un silence. Frank eut peur et crut que Lisa s’était enfuie. Il sortit pour regarder en bas. Il vit deux policiers dans l’entrepôt. Baum et Warner parlementaient avec eux. Paulo et Freddy faisaient mine de coltiner des caisses. Les deux flics levèrent les yeux et l’aperçurent. Frank ne perdait jamais son sang-froid. Il constata avec satisfaction que ces cinq ans de détention ne lui avaient pas émoussé les nerfs. Au lieu de battre en retraite, il s’accouda à la rampe pour regarder les policiers. Ceux-ci se désintéressèrent de lui et ne tardèrent pas à s’en aller. Paulo gravit l’escalier, s’arrêtant toutes les deux marches pour souffler.
— J’ai mouillé ma flanelle, dit-il. Figure-toi que messieurs les chevaliers teutoniques visitent tous les docks à la recherche du fourgon.
— S’ils le cherchent, c’est qu’ils ne l’ont pas trouvé, résuma Frank. Tant qu’ils ne l’auront pas trouvé, nous aurons la paix. Tiens compagnie à Gessler un moment, il faut que je parle à Lisa.
Paulo lui adressa une mimique éplorée. Il n’aimait pas la conduite de son ami. Elle était indigne d’eux ; indigne des risques qu’ils avaient pris et des crimes qu’ils avaient commis pour le sortir de prison. En soupirant, le petit homme gagna le bureau.
— Ça n’a pas l’air de carburer très fort, Frank et vous ? fit-il à Gessler.
L’autre eut un léger sourire entendu.
— C’est bête de ne pas s’entendre avec son avocat, plaisanta amèrement Paulo. C’est à propos de Lisa, hein ? Il a reniflé le bouquet ? Vous savez, Frank, c’est un sacré type !
— Je sais.
— Seulement il a un gros défaut, reconnut Paulo : il pense trop.
— Oui, dit Gessler, il pense trop.
— Et en taule ça n’a pas dû s’arranger. Et puis il est… Je cherche le mot… Trop sensible, quoi !
— Hypersensible ! proposa l’avocat.
Paulo lui adressa une révérence admirative.
— Eh bien, dites donc, fit-il, le Larousse, vous ne vous en servez pas comme tabouret.
Lisa et Frank revinrent. Bien qu’elle marchât devant lui, il était visible qu’il ne la contraignait pas. Ils stoppèrent devant Gessler et restèrent silencieux. Gêné, Paulo battit en retraite en direction de la verrière. Il sifflotait.
— Tu veux répéter, Lisa ? balbutia Frank.
Lisa se racla la gorge et dit à Gessler :
— J’ai dit à Frank que j’avais été votre maîtresse, Adolf.
Gessler la regarda, puis détourna la tête. Frank se pencha sur l’avocat et aboya :
— Objection, monsieur Gessler ?
— Si Lisa le dit, c’est que c’est vrai, répondit Gessler.
— Non, Frank ! hurla la jeune femme. Non, ce n’est pas vrai ! Pas vrai !
Elle se jeta sur lui, martelant à coups de poings maladroits la poitrine de son amant. Il la repoussa si brutalement qu’elle tomba sur le plancher. Gessler voulut l’aider à se relever, mais Frank s’interposa.
— Laissez-la !
Lisa ne cherchait pas à se remettre debout. Affalée sur le sol, elle protestait, folle d’indignation :
— J’ai dit ça parce que tu m’as demandé de le dire ; afin de faire une expérience et te prouver que… J’étais tellement certaine que M. Gessler… Adolf ! implora-t-elle, je vous en supplie, dites-lui la vérité. Dites-lui qu’il n’y a jamais rien eu entre nous ! Pourquoi n’avez-vous pas protesté !
Gessler se cacha le visage dans ses mains.
— Je vous demande pardon, Lisa. Mais c’était un mensonge trop doux à entendre pour que je le rejette !