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— Y a des gars, soupira-t-il, collez-leur cette casquette sur la tronche, ils ressembleront tout de suite à des corsaires.

« Moi, ajouta-t-il, piteux, je ressemble à un facteur.

Il ôta la casquette et la lança adroitement dans la valise ouverte.

— Chacun sa gueule, soupira Paulo, c’est la vie.

Gessler tira de sa poche une sorte de carnet brunâtre sur la couverture duquel luisaient des caractères dorés.

— Voici en outre un passeport au nom de Karl Lüdrich, annonça-t-il.

Lisa prit le document et l’ouvrit à la page signalétique. Gessler eut un sourire triste. Tout était grave et triste chez cet homme : sa voix, sa figure, ses manières et sa mise.

— On s’est arrangé pour que le tampon morde un peu sur la photographie, expliqua-t-il.

Lisa contemplait l’image et quelque chose de vibrant chantait en elle.

— Elle date de cinq ans, soupira la jeune femme. Il a beaucoup changé ?

Gessler haussa les épaules.

— Tout le monde change en cinq ans !

— Mais lui ? insista Lisa.

— Je le vois trop souvent pour m’en rendre compte.

Elle referma le passeport à regret et le déposa dans la valise.

— Cinq ans de détention ; un homme comme Frank…

— Oui, ronchonna Paulo, il a dû griffer les murs, moi je vous le dis !

Gessler le regarda d’un air surpris.

— Toutes les fois que je l’ai vu il était calme, affirma l’Allemand.

— Les bombes aussi sont calmes avant d’exploser ! ricana Paulo.

Gessler se détourna pour consulter sa montre, mais malgré tout Lisa surprit son geste.

— Où sont-ils, maintenant ? demanda-t-elle. 

2

Le gros fourgon cellulaire noir qui roulait à vive allure dans Stresemanstrasse ralentit pour aborder le carrefour. Comme si le passage du véhicule eût déclenché quelque savant mécanisme, les feux rouges s’engloutirent dans la pénombre pour laisser place aux feux verts et le fourgon reprit de la vitesse.

Le chauffeur était un gros type blond au visage rouge. Il chantonnait en conduisant. À ses côtés, un garde armé d’une mitraillette mâchonnait une allumette en regardant le sombre flot de la circulation. Soudain, les lampadaires municipaux s’allumèrent. Aussitôt, tous les automobilistes éclairèrent leurs phares. C’était automatique. Le chauffeur du fourgon en fit autant. En trois secondes, Stresemanstrasse passa du jour mourant à la nuit. Au ciel, pourtant, de grandes lueurs mauves s’attardaient, mais cette décision collective des hommes les avaient rendues brusquement négligeables.

La voiture décrivit un arc de cercle afin d’emprunter Budapesterstrasse ; puis elle obliqua résolument à droite pour foncer en direction de l’Elbe. Comme elle arrivait en vue des bâtiments rococos signalant l’entrée de l’Elbtunnel, deux motards de la police qui attendaient devant Landungsbrücken mirent leurs machines en marche et rejoignirent le fourgon.

Leurs cirés noirs trempés de pluie luisaient à la lumière des lampes comme des carapaces d’insectes.

Le chauffeur leur adressa un clin d’œil sans cesser de chantonner. Le cortège pénétra à l’intérieur du bâtiment et suivit la voie menant à l’ascenseur. Des automobilistes et des cyclistes faisaient la queue devant les grilles. L’immense cabine d’acier jaillit tout à coup du sol et un gardien galonné actionna les portes qui coulissèrent silencieusement. Les voitures et les cyclistes s’engouffrèrent à l’intérieur de l’ascenseur, mais ils ne purent tous s’y loger et une demi-douzaine de cyclistes durent attendre le tour suivant. L’ascenseur disparut pour aller déposer son chargement au-dessous du fleuve. La rotation des poulies grasses sur lesquelles filaient les énormes câbles permettait de mesurer la profondeur de la cage. La descente dura un bon moment, puis les poulies s’immobilisèrent pour repartir bientôt en sens inverse. Lorsque la cage réapparut, les cyclistes voulurent y entrer, mais les deux motards s’interposèrent et firent signe au fourgon d’avancer. Docilement, les cyclistes se rangèrent sur les trottoirs de bois. De même ils n’insistèrent pas lorsque les deux policiers leur condamnèrent à nouveau l’accès de la cage après l’entrée du véhicule, bien qu’il restât beaucoup d’espace disponible. La scène se déroula sans un mot. Le préposé referma les grilles sur les policiers et actionna d’un geste indifférent le levier de descente.

Appuyés sur leurs vélos, les ouvriers regardèrent s’enfoncer la vaste cabine illuminée.

Aucun ne pensa au prisonnier qui se trouvait à l’intérieur du fourgon. 

3

Ils se taisaient depuis un bon moment déjà. Tous trois restaient immobiles et déserts comme des statues. Soudain Lisa esquissa un furtif signe de croix.

— Vous êtes croyante ? demanda Gessler.

— Non, fit Lisa, mais il ne faut rien négliger.

Gessler sourit.

— C’est très français, fit-il.

— Pourquoi ? grogna Paulo.

Gessler ne répondit pas et le petit homme lui jeta un regard charbonneux. Lisa poussa une exclamation qui fit sursauter les deux hommes. D’instinct ils regardèrent au-dehors, mais le port était calme et gris et continuait de se diluer dans une brume où fulguraient les lampes à arc.

— Qu’avez-vous ? questionna Gessler.

— Je viens de penser que j’ai oublié mon poste de radio dans ma chambre.

— Pourquoi la radio ?

— Pour les informations !

— L’information qui vous intéresse, vous l’aurez avant le bulletin d’informations, ma chère Lisa, dit Gessler en s’efforçant de prendre un ton léger. Mais il y parvenait difficilement.

C’était un homme sans humour, aux manières dures. Sa courtoisie n’était jamais de l’affabilité. Malgré ses élans, il restait raide et froid.

— Si ça ne réussissait pas, murmura la jeune femme, il faudrait bien que nous le sachions autrement que par le silence et l’attente ?

Gessler approuva et, sortant un minuscule trousseau de clés de sa poche, il le tendit à Paulo.

— Il y a un petit transistor dans le vide-poches de ma voiture, fit-il.

Paulo prit les clés.

— Où est votre auto ?

— C’est la Mercédès noire en bordure du Färkanal.

Paulo fit sauter le trousseau de clés à plusieurs reprises dans le creux de sa main, puis il sortit après leur avoir jeté un étrange regard. Son pas fit vibrer l’escalier de fer. Lisa et son compagnon l’écoutèrent décroître en regardant les rigoles de pluie qui se multipliaient sur les vitres, tissant une bizarre toile d’araignée dont le motif se modifiait sans trêve.

Lisa s’approcha de Gessler et le fixa un moment, de ses yeux ardents cernés par l’angoisse.

— Adolf, murmura-t-elle, je ne suis pas fâchée d’être seule un moment avec vous.

— Je suis toujours heureux quand nous nous trouvons en tête à tête, Lisa.

« Comme il est calme et maître de soi », songea-t-elle. Elle l’admirait. C’était un homme surprenant qui l’avait toujours déroutée. Il lui faisait songer à un palmier. Il était droit, dur et rugueux, mais le cœur était d’une infinie tendresse.

— Le moment est venu de vous dire merci, murmura la jeune femme. C’est un moment difficile.