Thomas s’éloigna, l’air de rien. Il entendit un roulement, se retourna discrètement et aperçut l’homme — certainement M. Lavergne — qui tirait un container à roulettes d’ordures ménagères jusque sur le trottoir. À peine l’individu eut-il tourné les talons que Thomas revint sur ses pas. Pour ne pas attirer l’attention, il évita de rester planté devant la maison et multiplia les passages. Depuis le trottoir d’en face, il avait une vue plus générale. Il distinguait deux silhouettes. Celle de M. Lavergne et une autre, plus petite, avec une coiffure bouclée. Céline. Même si ses cheveux étaient plus courts qu’au temps où ils étaient ensemble, c’était bien elle. En la voyant bouger en ombre chinoise, il la reconnaissait. La même énergie, le même côté sautillant. Il passait et repassait, évitant les maisons avec les chiens. À chaque fois, comme un moissonneur, il glanait des informations. Elles étaient si nombreuses qu’il était incapable de les analyser sur le moment. Il se contenta d’essayer de les enregistrer. Aucun signe d’Emma ou d’autres enfants. Céline était dans la cuisine. S’il n’était pas parti, s’il n’avait pas choisi de tout quitter pour aller soigner les oubliés de ce monde, c’est sans doute lui qui aurait sorti la poubelle. C’est certainement lui qui se serait approché de Céline par-derrière pour l’enlacer comme M. Lavergne était en train de le faire.
Tout à coup, la dernière vraie conversation qu’il avait eue avec Céline lui revint en mémoire. Elle lui avait conseillé de finir son cursus médical en France. Était-ce un simple avis, ou bien une demande qu’il n’avait pas su entendre ? Il avait répondu qu’il serait plus utile sur le terrain, en Afrique, au Moyen-Orient ou ailleurs, et qu’il passerait son diplôme par équivalence à la première occasion. Il préférait répondre à une urgence que de se soucier de son confort dans les études. C’est même certainement ce jour-là qu’il lui avait emprunté la trousse qu’il utilisait toujours. Savait-elle alors qu’elle attendait un enfant de lui ?
Accaparé par l’observation de la seule femme qui avait été autre chose qu’une aventure dans sa vie, Thomas ne se préoccupa plus ni des chiens ni des voisins. Il la regardait de toutes ses forces. Elle s’affairait, cuisinant, ouvrant des placards, posant un plat ou une casserole sur la table. Elle se tenait là, à quelques dizaines de mètres de lui, à portée de voix, ne soupçonnant même pas sa présence. Il était comme le fantôme d’un passé qu’elle avait peut-être surmonté. Thomas espérait sincèrement qu’elle avait su dépasser son absence pour se construire et trouver le bonheur. À la voir ce soir, on pouvait penser qu’elle y était parvenue et vivait heureuse. Mais l’expérience avait appris à Thomas qu’au-delà de l’apparence d’un instant se cache parfois la douleur d’une vie. Derrière chaque femme, chaque homme, se dissimule une histoire qu’une impression sur le vif ne peut jamais résumer. Céline était vivante, mère et femme, apparemment heureuse dans son couple. Qu’avait-elle dû affronter pour s’en sortir ? Thomas se sentait seul, perdu, rongé par la culpabilité. Il s’était imaginé bouffé par les chiens, mais c’étaient finalement les remords qui le dévoraient.
10
— Vous avez l’air fatigué. Sûrement le décalage horaire. Voulez-vous que l’on remette le dernier entretien à demain ?
— Non, Pauline, c’est gentil mais je vais terminer. Mme Trémélio ne comprendrait pas pourquoi elle serait la seule à ne pas être reçue aujourd’hui.
— Alors je vais la chercher.
Thomas avait tenu à rencontrer chacun des résidents en tête à tête. Pour ne froisser aucune susceptibilité, il avait pris soin de les recevoir dans l’ordre alphabétique. Tous lui avaient dit le plus grand bien de Mlle Choplin et le plus grand mal de l’ancien directeur. Chacun avait aussi livré quelques petits secrets sur les autres pensionnaires. C’est ainsi que le docteur apprit que Jean-Michel se gavait de sucreries, que les beaux cheveux parfaitement coiffés de Chantal n’étaient qu’une perruque, que Francis pratiquait des activités aussi illicites que dangereuses dans le jardin, que Françoise croyait aux esprits et qu’Hélène ne laissait pas une miette de ses plateaux-repas alors qu’elle ne pesait rien.
Le docteur se leva pour aller au-devant de sa dernière pensionnaire.
— Entrez, madame Trémélio. Prenez place, je vous en prie.
— Vous pouvez m’appeler Hélène, si vous voulez.
— Alors appelez-moi Thomas.
La vieille dame eut un petit rire de jouvencelle rougissante. Thomas avait inversé les sièges autour de son bureau. Son fauteuil de directeur accueillait maintenant les visiteurs tandis qu’il s’était attribué la chaise. En s’installant, Mme Trémélio regarda tout autour d’elle comme une enfant curieuse.
— Vous savez, je ne suis venue qu’une seule fois dans cette pièce.
— Vous y viendrez désormais aussi souvent que vous le souhaitez.
Elle eut un autre petit rire charmant. Thomas remarqua qu’elle s’était bien habillée et coiffée pour leur rendez-vous.
— Alors, madame Trémélio…
— Hélène.
— Pardon, Hélène donc. Parlez-moi de vous et de votre santé. Comment vous portez-vous ?
— Vous savez docteur, je n’ai pas à me plaindre. J’ai échappé à un cancer du sein. Je souffre bien de rhumatismes, mais ça va. J’ai bon appétit, j’entends bien et je vois clair. Ce n’est pas comme cette pauvre Françoise qui entend tout et n’importe quoi ou Jean-Michel qui ne voit pas plus loin que le bout de sa canne. Les bonbons qu’il avale à longueur de journée ne doivent rien arranger.
La dame s’intéressa soudain à une petite fusée fabriquée avec des canettes de soda posée sur le bureau.
— C’est vous qui avez créé cette drôle de chose ?
— Non, c’est un cadeau des enfants du village où j’ai vécu en Inde.
Hélène n’attendait que la permission d’y toucher, mais le docteur enchaîna :
— Pauline m’a dit que depuis quelque temps, vous êtes fatiguée…
— J’étais très proche de Mme Berzha et sa disparition m’affecte énormément. Nous partagions nos secrets… Elle me manque chaque jour. On papotait, on jouait aux cartes aussi. La plupart des autres n’aiment pas ça et Francis triche. Alors entre cette perte et l’automne qui arrive…
— Je comprends. J’ai lu votre dossier médical. Vos dernières analyses sont excellentes, vous avez les atouts pour devenir centenaire. Pauline m’a aussi expliqué que vous participiez aux ateliers avec une belle vitalité et que vous êtes très douée en cuisine.
— J’ai toujours aimé cuisiner, docteur.
— Thomas, s’il vous plaît. Et maintenant, à vous comme aux autres, je demande ce qui leur plaît ici et ce qui leur plaît moins. Avez-vous des remarques à formuler pour rendre votre séjour plus agréable ?
— Pauline est une perle de grande valeur. Et son petit Théo est adorable. Pour le reste, vous savez, mon avis importe peu car je vais sans doute bientôt partir…