Ayant parfaitement aligné les vaches et les moutons de la petite ferme, Thomas regarda sa montre. Emma devait dormir depuis longtemps et Kishan était sans doute déjà parti au travail. Il lui restait encore de nombreuses merveilles à découvrir, mais il préféra se les réserver pour d’autres soirs. Il s’étira et contempla l’étalage d’objets qui occupait toute la surface de la chambre. Avant de quitter la pièce, il déposa les peluches sur le bureau et leur confia la garde de son temple.
Dans la pénombre de la pièce dont il venait d’éteindre la lumière, l’éclairage du couloir se refléta dans l’œil du lapin, qui sembla tout à coup prendre vie. Thomas s’en amusa. Les choses existent parce que l’on y croit.
L’esprit trop en ébullition pour avoir envie de dormir, Thomas décida d’aller vérifier un point qui allait peut-être s’avérer utile. Sur la pointe des pieds, il quitta son logement et traversa le palier. Il pénétra dans le second appartement de fonction. Plus petit que le sien, celui-ci était encombré de meubles et de toutes sortes d’objets allant d’instruments de musique à des sacs débordant de décorations de Noël. L’état général des pièces était cependant bon. L’idée de Thomas prenait corps.
Le médecin s’apprêtait à ressortir lorsqu’un son inhabituel attira son attention. Un chant ? Il revint sur ses pas et tendit l’oreille. Pas de doute : bien qu’à peine audible, une voix masculine, magnifique, flottait dans la nuit comme une invocation tombée des cieux. Elle était si lointaine qu’il était impossible d’en déterminer la source. Lentement, Thomas tourna sur lui-même pour tenter de la localiser. Le moindre froissement de ses vêtements suffisait à effacer la mélopée. Était-il en proie à une hallucination ? Le son ne venait ni de la pièce, ni de la chambre de Françoise située juste en dessous. Thomas s’immobilisa et se concentra. Il était fasciné, à la fois par la beauté lyrique de ce qu’il entendait et par son inaccessibilité physique. Un opéra céleste hors d’atteinte. Il resta là longtemps, à écouter sans en percer le mystère.
30
« Hello Thomas,
« Mon premier message est pour toi. Nous avons enfin une ligne et j’espère que tout marchera pour que cette lettre électronique t’arrive. Mon père est avec moi pour t’écrire et il te salue. Il a commencé à lire les livres que tu lui as laissés. Seulement quelques pages par jour. Il dit que lire ta langue est difficile mais que ça vaut la peine. Moi, je ne suis pas capable de lire. Écrire est beaucoup plus dur que parler mais j’étais très pressé de te faire signe.
« Ici, tout va correctement. Le vieux Paranjay habite ton ancienne maison et se plaint que tout est mal fait. La saison de la mousson va finir mais les dernières pluies ont été violentes et il y a beaucoup de dégâts. La route du sud est coupée et la rivière déborde de son lit. Au village, maintenant que tu n’es plus là, tout le monde redoute la maladie. Ils ont peur chaque fois qu’ils toussent ou se coupent à un doigt ! J’essaie de les rassurer et de les soigner mais je n’y arrive pas aussi bien que toi. Tu manques à tout le monde mais à ma famille encore plus. À moi surtout. La vie est moins drôle. Je vais encore parfois là-haut pour regarder le soleil se coucher mais j’y emmène les enfants parce que me retrouver sans mon grand frère est triste. Avec les enfants, c’est bien. Eux n’oublient pas leur gourdin et sont prêts à battre les chiens qui te cherchent. Voilà mon ami. J’espère que tu vas bien et que tu as retrouvé Emma.
« Je te salue, j’attends ton message.
« Ton ami Kishan d’Ambar. »
31
— Madame Quenon, j’aimerais vous poser une question, mais c’est un peu gênant…
— Allons docteur, vous êtes un grand garçon. Et si c’est au sujet de mes analyses, inutile de prendre des gants. Je vous l’ai dit, je ne crains pas de quitter ce monde.
— C’est à propos de ces voix que vous entendez…
— Vous pensez que c’est le signe de la mort qui approche ?
— Franchement, je l’ignore, mais je souhaiterais que vous m’en disiez davantage.
— Que voulez-vous savoir ?
— Pouvez-vous me les décrire ? Ce sont des mots, des chants, une seule voix, plusieurs ?
— Une voix d’homme, profonde et rassurante, mais tellement lointaine. On dirait des chants liturgiques, ou des opéras.
— L’avez-vous entendue récemment ?
— Voilà deux jours, je crois. J’en ai encore le frisson.
— Et la nuit dernière ?
Françoise chercha à se souvenir, puis répondit :
— Non, pas hier. Mais dites-moi docteur, pourquoi ces questions ?
— J’ai entendu cette voix chanter. Hier soir, très tard.
Un éclair traversa le regard de Françoise et ses mains se mirent à trembler. Thomas précisa :
— Une voix surgie de nulle part, puissante, diffuse.
— Alors soit je ne suis pas folle, soit c’est un signe céleste qui nous prévient que nous allons bientôt y passer tous les deux. Évitons de prendre la voiture ensemble.
— Madame Quenon, depuis combien de temps entendez-vous cette voix ?
— Je ne sais plus. Laissez-moi réfléchir… Maintenant que vous me posez la question, je me souviens que pour mon anniversaire voilà deux ans, elle a chanté encore plus divinement que d’habitude.
— Vous n’avez jamais cherché à savoir d’où elle venait ?
— Elle n’est pas de ce monde, docteur. On ne peut pas tout expliquer. Il faut accepter ce que l’on ne comprend pas. Je n’ai pas cherché à lui trouver une cause rationnelle, mais j’ai voulu aller vers elle.
— Et alors ?
— Une nuit, je suis sortie par ma fenêtre pour m’en approcher. Je me suis fait mal avec ces acrobaties, c’est la seule fois où j’ai regretté de ne plus avoir vingt ans ! J’ai erré dans le jardin. J’ai même perdu un chausson. Je n’ai pas eu peur parce que le chant était là. Par un étrange sortilège, il semblait s’éloigner chaque fois que j’avançais dans sa direction. Comme si dans son infinie sagesse, ce prodige se protégeait de ceux qui veulent le trouver. J’aurais voulu courir vers sa beauté.
Thomas saisit doucement les mains de Françoise.
— Merci, madame Quenon. Merci beaucoup. Si vous l’entendez à nouveau, prévenez-moi.
— Vous aussi, docteur, promettez-le-moi.
32
Le docteur n’avait pas croisé l’infirmière depuis l’aide à la toilette des résidents. Il souhaitait pourtant lui parler d’un sujet délicat. C’est en jetant un coup d’œil par la fenêtre de la salle commune qu’il l’aperçut dans le jardin. Il sortit la rejoindre.
— Alors Pauline, vous profitez du bon air ?
Elle lui désigna un périmètre délimité par des piquets de bois.
— Notre futur potager. Qu’en dites-vous ? On aura la place de circuler autour et il n’est pas trop grand. J’ai bien pensé l’installer sous la fenêtre d’Hélène, près du parterre de fleurs là-bas, mais elle ne veut pas que l’on s’en approche. Dommage. L’exposition était parfaite et le mur aurait renvoyé la chaleur et la lumière. Ce n’est pas grave.