Выбрать главу

Thomas s’accroupit et arracha une mauvaise herbe. Il étudia la terre restée prise dans les racines. Sombre, riche, sans doute très fertile. Rien à voir avec le sol argileux et gavé de caillasses des terrasses d’Ambar. Le médecin observa :

— L’automne sera bientôt là, vous ne pourrez pas planter grand-chose en cette saison.

— Cela nous laisse tout le loisir de préparer les sols pour le printemps prochain. Il y a beaucoup à faire.

— Je pourrai vous aider à bêcher.

— Vous savez aussi faire ça ?

— Encore mieux que le reste.

— Un vrai héros, c’est ce que j’ai toujours dit.

Satisfaite de pouvoir compter sur Thomas, Pauline parcourut le périmètre du potager à grands pas. En passant près du docteur qui se tenait sur le bord, elle le frôla en le dévisageant. Sans aller jusqu’à s’écarter, il en fut troublé.

— Dites-moi, Pauline, se reprit-il, seriez-vous contre le fait d’accueillir un nouveau pensionnaire ?

— À la place de Mme Berzha ?

— J’envisageais plutôt quelqu’un dans l’appartement inoccupé du premier.

Pauline s’arrêta et plaça sa main en visière pour regarder le docteur à contre-jour.

— C’est vous le patron. Vous n’avez à me demander ni mon avis ni ma permission.

— Je vous les demande pourtant.

— Sans effaroucher l’homme rustre, est-il possible de savoir d’où viendrait le ou la pensionnaire ?

— Le petit ami d’Emma cherche un logement. Je me suis dit que…

Pauline émit un son qui tenait du hurlement du loup sous la lune.

— Vous croyez que ce serait une erreur ? s’inquiéta Thomas.

— Je pense surtout que c’est très dangereux. À force de vouloir vous rapprocher de votre fille, vous prenez de gros risques et vous allez finir par vous griller. Croyez-en une spécialiste des plans hasardeux, on peut vite se retrouver dans une situation intenable. Docteur, c’est le moment de vous poser des questions. Pourquoi voulez-vous héberger ce garçon ? Pour le surveiller ou parce qu’il serait un appât pour faire venir Emma ?

— Il est vrai que garder un œil sur lui m’arrangerait, mais je souhaite aussi l’aider.

— Et si elle emménage avec lui ?

— Là, ça deviendrait effectivement compliqué. Je l’aiderais à trouver un autre logement.

— Et si en l’hébergeant, vous découvrez que ce jeune homme ne vous plaît pas du tout ?

— Mon but n’est pas de le juger… De toute façon, je ne suis pas inquiet. Même s’il manque encore de maturité, je sens que c’est quelqu’un de bien.

Pauline s’approcha du docteur en le regardant au fond des yeux. Celui-ci, mal à l’aise, se demanda ce qu’elle allait faire, mais il ne pouvait décemment pas reculer sous peine de passer du statut de puceau coincé à celui de petit garçon qui a peur des filles. Allait-elle lire son esprit jusqu’au tréfonds de son âme, ou bien lui dégrafer un nouveau bouton ? Son col était pourtant grand ouvert. Elle agita son index sous son nez comme si elle le sermonnait.

— Vous êtes un sacré loulou, monsieur Sellac. J’espère que vous savez ce que vous faites parce que…

Un coup de feu claqua dans le verger, immédiatement suivi d’un tintement de métal. Cette fois, Thomas ne sursauta pas. Pauline, si. Trop content de trouver une échappatoire, le docteur déclara d’une voix calme :

— Francis a sorti l’artillerie. Je vais lui rendre visite. L’homme rustre peut-il envisager d’évoquer plus tard ce qu’il convient de faire avec sa bonne conscience ? Ce midi par exemple ?

Pauline, impressionnée par sa maîtrise de lui-même, se contenta de hocher la tête et de le regarder s’éloigner.

33

— Félicitations, Colonel. Si j’ai bien entendu, vous avez mis dans le mille.

M. Lanzac exhiba fièrement la boîte de conserve perforée de part en part.

— Ça ne m’était pas arrivé depuis au moins deux mois ! Et de la ligne des vingt mètres, encore !

— Bravo !

— Cette petite escapade à la brocante m’a fait le plus grand bien. Pas autant que l’électrochoc de Ferreira cependant. Il va falloir qu’il se calme, celui-là…

— Monsieur Lanzac, puis-je profiter du fait que nous sommes seuls pour vous poser une question ? Répondez-moi en toute franchise, s’il vous plaît.

— Je n’ai rien à cacher, doc. Non, je n’ai jamais fait l’amour à trois.

Thomas s’étouffa devant Francis, dont l’œil brillait de malice. Lorsque le docteur reprit son contrôle, il demanda :

— Ma question concerne plutôt les voix dont parle Françoise. Les avez-vous déjà entendues ?

— Jamais. Et ne vous fiez pas à ce qu’elle raconte. C’est une brave femme mais je me souviens quand même que quelque temps après son arrivée, elle nous a fait une comédie parce qu’elle a aperçu un mort-vivant dans le jardin. Elle était à moitié hystérique ; elle disait avoir vu un homme vaguement verdâtre qui serait passé devant sa fenêtre avec les bras tendus en avant.

— Et alors ?

— C’était le type du service d’entretien des espaces verts de la commune. Il avait les bras en avant parce qu’il poussait sa tondeuse ! Il était couvert de résidus d’herbe et je dois admettre qu’il n’avait pas l’air très frais.

Les deux hommes partagèrent un vrai rire mais pour une fois, ce fut Francis qui redevint sérieux le premier.

— Vous savez, doc, fit-il en changeant de sujet, j’ai pas mal réfléchi à tout ce que vous avez mis en œuvre pour récupérer les souvenirs de votre fille, et je vous comprends. Si j’avais eu un enfant, je suppose que j’aurais fait pareil.

— Je n’ai pas eu d’enfant, monsieur Lanzac. Je me suis contenté d’en faire un. La nuance est essentielle, et c’est là mon drame.

— Votre conscience vous honore. Mais croyez-vous vraiment mériter la palme du pire des pères ? Êtes-vous donc convaincu que tous les gens qui font des gosses s’en occupent ? De quoi êtes-vous coupable ? Pour quelle faute vous condamnez-vous ? Depuis que je sais pour votre fille, je vous cerne mieux. La culpabilité vous étouffe et je vous plains. Jeune homme, laissez-moi vous raconter quelque chose : lorsque j’étais instructeur, je voyais débarquer toutes sortes de jeunes gens. Ils arrivaient de la France entière et de tous les milieux sociaux. Avec un peu d’expérience, vous savez vite s’ils ont été soutenus ou livrés à eux-mêmes, s’ils sont sains ou véreux. Ce qu’ils sont dépend de leur nature et on n’y peut rien, mais ce qu’ils ont reçu dépend de nous. Pas uniquement de leurs parents, mais de tous ceux qu’ils ont croisés et qui les ont forgés ou fragilisés. Une fois, je suis tombé sur une recrue que j’ai tout de suite remarquée. Le garçon s’est très bien intégré, en bon camarade. Même si ses capacités n’avaient rien d’exceptionnel, sa bonne volonté en faisait un élément de premier choix. Je me suis étonné qu’il ne parte jamais en permission. Lui ne se précipitait pas vers les camions qui emmenaient les bleus à la gare le vendredi soir. Il préférait rester seul au régiment le week-end plutôt que de rentrer chez lui comme ses camarades. Je me suis douté qu’il y avait un problème, mais je ne m’en suis pas préoccupé plus que ça. J’étais jeune sous-officier et je me suis dit que cela ne me regardait pas. Quelques semaines plus tard, il est finalement rentré chez lui, mais il n’est jamais revenu. Le lundi matin, il manquait à l’appel. Son père lui avait tiré dessus avec un fusil de chasse. Je m’en veux encore et je m’en voudrai jusqu’à mon dernier souffle.