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— J’ai enfin pigé. Théo, je te remercie, tu viens de résoudre une énigme qui me perturbait depuis des semaines.

Le docteur savait désormais que la bestiole gravée dans l’écorce du marronnier était un chat.

— Théo, s’il te plaît, viens me ranger le lave-vaisselle, fit Pauline en arrivant de la cuisine.

— Pourquoi ?

— Ne discute pas, fais-le.

En rouspétant, le gamin s’exécuta. Pauline, visiblement fatiguée, se laissa tomber sur la chaise libérée par son fils tout en recoiffant une de ses mèches.

— Je suis vraiment désolée de la façon dont il vous parle, glissa-t-elle au docteur. Merci de votre patience avec lui… Je ne sais pas ce qu’il a. La semaine dernière, j’ai eu un mot de sa maîtresse. Elle dit qu’il devient difficile.

— Ne vous en faites pas. Les petits mâles ont parfois des phases d’affirmation un peu conflictuelles.

— Les vieux mâles aussi ! s’amusa Pauline. Quoique notre Jean-Michel nucléaire semble plus calme depuis quelques jours.

— Ses batteries sont peut-être enfin retombées à plat.

L’infirmière éclata de rire, mais sa bonne humeur s’évanouit lorsque le téléphone sonna.

— Laissez docteur, j’y vais.

Thomas resta à contempler les oreilles de chat et de chien tracées par le petit. Il passait de plus en plus de temps avec lui et cela ne lui déplaisait pas. Théo était très différent des garçons de son âge vivant à Ambar. Plus grand, mais moins dégourdi physiquement. Bien plus instruit, mais beaucoup moins autonome. Élevé par une mère célibataire, ce qui était extrêmement rare là-bas. La différence essentielle résidait dans le fait qu’un avenir bien meilleur s’ouvrait à lui.

Pauline revint en bougonnant. Thomas, la mine contrite, demanda :

— Encore pour l’appartement ?

— Évidemment. Et ce n’était pas Romain. Je n’en peux plus.

— Je suis désolé.

— La prochaine fois, donnez votre numéro de portable. Mais suis-je bête, l’homme rustre n’en a toujours pas !

— Cela fait partie des choses dont il faut que je m’occupe.

— Vous auriez dû me demander pour l’annonce. Je vous aurais aidé. En écrivant « loyer très attractif », c’était couru d’avance. Résultat, ça n’arrête pas d’appeler.

— Je pensais que ça n’intéresserait que Romain.

— Vous rigolez ? Vous croyez qu’il n’y a que votre petit gars qui cherche un logement à pas cher ?

Théo passa la tête hors de la cuisine.

— T’as intérêt à mieux parler au docteur, sinon il va te virer !

36

Le dos raide et douloureux à force de lire assis à même le sol, le docteur jeta un œil sur sa montre rayée. Comme chaque soir, le moment était venu. Il referma son cahier de notes presque entièrement rempli et le plaça devant le lapin et l’ourson qui en assuraient désormais la garde. Il quitta la chambre consacrée à Emma en posant sur le lieu un regard attendri. C’était sans aucun doute la pièce la plus vivante de son appartement. S’il n’avait pas craint d’être ridicule au cas où il aurait été entendu par les résidents à qui rien n’échappait, il aurait souhaité bonne nuit à chacun des jouets, avec une attention particulière pour la figurine du petit singe portant un bébé sur son dos.

Il traversa le palier et pénétra furtivement dans l’autre logement de fonction. Sa capacité à attendre avait toujours été l’un de ses atouts. C’est à cette heure-là qu’il avait entendu le mystérieux chant et depuis, chaque nuit, Thomas n’espérait qu’une chose : pouvoir l’écouter à nouveau.

Pour être plus discret et éviter d’allumer la lumière, il s’était équipé de sa lampe électrique. À défaut de pouvoir ranger en pleine nuit, il passait d’une pièce à l’autre, dressant la liste de ce qu’il convenait de faire afin de rendre le lieu plus accueillant. L’éclairage ponctuel de sa lampe l’aidait à se focaliser sur des petites zones. Quelques meubles à déménager, mais pas tant que ça étant donné que beaucoup pouvaient servir sur place une fois nettoyés. Par contre, il fallait évacuer les cartons. Empilés, ils encombraient l’espace, ceux du sommet ouverts à la poussière et débordant d’objets tels une vieille guitare ou une demi-douzaine de rehausseurs de sièges de toilettes pour bébé, qui ne pourraient plus servir à grand monde au foyer.

En reculant pour évaluer le volume de la chambre et savoir où y placer un lit, Thomas se prit les pieds dans une caisse et perdit l’équilibre. Il se rattrapa de justesse au mur, mais son coup d’épaule dans la cloison et la chute de sa lampe résonnèrent dans le silence. Sa première pensée fut pour Françoise, qu’il espérait ne pas avoir réveillée. Il se redressa en se maudissant. Alors qu’il époussetait sa manche, il se figea. Le chant s’élevait à nouveau.

La même voix de ténor, somptueuse. Puissante mais lointaine. Le docteur ne réussit pas à identifier la mélodie. Il songea un instant qu’il pouvait s’agir d’un vieux poste radio oublié dans un placard dont les piles fatiguées ne le feraient fonctionner que de temps en temps. Thomas ouvrit les meubles, colla son oreille aux murs et même au plancher, sans obtenir de résultat. Sur la pointe des pieds, en évitant cette fois les obstacles, il s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit.

Sans l’ombre d’un doute, la mélopée provenait de l’extérieur. Il fut tenté un instant de sauter par-dessus le rebord, mais c’était bien trop haut. Il se dépêcha alors d’emprunter l’escalier qui, au bout du couloir, menait directement dehors. Tenant sa lampe entre les dents, il dévala les marches métalliques en s’appuyant sur les rampes pour faire le moins de bruit possible. Il priait pour que le chant ne s’arrête pas avant qu’il en découvre la source.

Comme par magie, le son aussi ténu que diffus emplissait l’air du jardin. Aux aguets, Thomas contourna le foyer à pas de loup, en direction du verger. Malgré l’heure tardive, la chambre d’Hélène était encore éclairée. Étonné, le docteur éteignit sa lampe et s’en approcha en longeant la façade. Quand il fut à quelques mètres, il vit que la fenêtre de la vieille dame était ouverte. Il entendait clairement ses paroles. Elle était en train d’expliquer à un interlocuteur sans doute imaginaire à quel point il était beau et combien il était difficile de vivre en son absence. En temps normal, la solitude d’Hélène aurait touché le docteur, mais il était trop accaparé par sa recherche. Prenant conscience qu’il n’entendait plus le chant, il rebroussa chemin, inquiet à l’idée de l’avoir perdu. Revenu sur ses pas, il éprouva un véritable soulagement lorsqu’il le perçut à nouveau.

En pleine nuit, lumière éteinte, il s’aventura à la poursuite du son en direction de la rivière. Il traversa le futur potager de Pauline et trébucha sur les restes de la bordure de l’ancien bac à sable. À certains endroits, le chant paraissait plus présent mais à d’autres, inexplicablement, il disparaissait. Au hasard de sa quête, le docteur passa devant la brèche ouverte dans le mur de l’ancienne usine. Jamais il n’avait entendu le chanteur aussi clairement. Il décida d’aller voir de l’autre côté.

37

Du bout des doigts, il écarta les ronces et se fraya un chemin. Peu lui importaient les accrocs dans ses vêtements. Une fois le mur d’enceinte franchi, Thomas en fut certain : il était sur la bonne piste. Il entendait la voix plus nettement que jamais, au point de distinguer un orchestre en fond. C’était un opéra qui se jouait. Puccini ou Verdi. À moins que ce ne soit Bizet ou Rossini. Ces airs lui rappelaient son père, qui aimait les écouter le dimanche soir pendant que lui et sa sœur prenaient leur bain.

Le docteur contourna les bâtiments techniques et déboucha sur une immense place bétonnée. Entre les jointures des plaques du sol, les mauvaises herbes proliféraient. Il s’élança, traversa l’espace ouvert, en se courbant comme en Angola pour éviter les tirs de snipers. Il arriva au pied d’un quai de chargement, qu’il escalada pour atteindre un atelier. La musique était de plus en plus audible. Le docteur repéra une porte de service entrebâillée. Les carreaux étaient cassés. Il se glissa à l’intérieur. La voix résonnait. Bien que toujours étouffée, elle semblait provenir de ce bâtiment.