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Les murs étaient couverts de tags ; les sols encombrés de débris industriels mais aussi de bouteilles de bière vides et de traces de feux de camp. Thomas n’était pas rassuré, mais il voulait savoir. Guidé par le son, il passa dans un hangar voisin, tout en longueur et très haut. Avec ce chant qui flottait dans l’air et la clarté de la lune qui filtrait par les anciennes trappes d’aération, on aurait pu se croire dans une cathédrale. S’il n’avait pas redouté que le chanteur ne s’interrompe, le docteur se serait bien arrêté pour goûter à l’émotion qui se dégageait de l’instant.

Il progressait uniquement guidé par ce qu’il percevait. Il se tordit la cheville sur un rail mais ne s’arrêta pas. Dans la pénombre, les carcasses des machines-outils désossées ressemblaient à des monstres menaçants aux pattes immenses. Mais tant que la voix était là, Thomas n’avait pas peur. Il n’entendait rien d’autre. Rien de grave ne pouvait lui arriver pendant que s’élevait une voix aussi fabuleuse. Comme si ce que les hommes offrent de plus beau possédait le pouvoir quasi magique d’effacer ce qui les terrifie.

Une autre voix se mêlait parfois à celle du chanteur, moins puissante cependant. Alors qu’il longeait une grille d’aération, Thomas se figea : la musique montait de ce conduit. Il chercha, suivit les courbes du tube, le contourna et finit par trouver un escalier de béton qui plongeait dans les entrailles de la friche industrielle. Il alluma sa lampe et entama sa descente.

Les marches s’articulaient autour d’un monte-charge rouillé. À chaque niveau, le chant se révélait dans une nouvelle sonorité, de plus en plus limpide. Thomas arriva tout en bas. La voix n’était plus loin. Un homme chantait, sans doute en même temps qu’un programme lyrique. Mais ce n’était pas l’enregistrement le plus impressionnant : celui qui s’exprimait à pleins poumons à cet instant précis aurait pu prétendre y figurer en vedette. Son timbre était grave, son souffle puissant mais plus que tout, c’était l’émotion qu’il mettait dans son interprétation qui bouleversait Thomas.

Dans le labyrinthe formé par ces lieux délabrés, le docteur se perdit, trompé par le jeu des échos. Il revint sur ses pas, chercha le bon chemin pour s’approcher du ténor. Qui pouvait bien pratiquer son art au milieu de la nuit, au dernier sous-sol d’une usine désaffectée ? Thomas se retrouva devant une porte blindée. Il posa sa paume dessus et ressentit la vibration. Pas de doute, l’interprète de ce concert impossible se trouvait derrière. Les gonds étaient impressionnants. De gros rivets bordaient le panneau d’acier et un volant d’ouverture en occupait le centre. Bloqué. Thomas tenta de trouver un autre passage, mais cette entrée infranchissable constituait le seul accès vers le chanteur. Que faire ? Ce n’était sans doute pas la meilleure des idées, mais il frappa.

Le chanteur s’interrompit aussitôt, et l’enregistrement s’arrêta quelques secondes après.

— Excusez-moi, cria le docteur. Je vous ai entendu…

— Partez, allez-vous-en ! Cet endroit est maudit ! Vous n’y survivrez pas si vous restez.

— Pardon ?

— Tirez-vous ! Ne revenez jamais, bande de voyous !

« Bande de voyous » ? s’étonna le médecin en balayant la cave du faisceau de sa lampe pour vérifier qu’il était bien seul.

— Laissez-moi tranquille, ajouta l’inconnu. Je suis armé !

— Je ne vous veux aucun mal. Je suis le directeur de la maison de retraite d’à côté. Qui êtes-vous ?

Pas de réponse. Le silence qui s’installa se fit de plus en plus lugubre. La voix envoûtante disparue, Thomas prit brusquement conscience de tous les bruits angoissants de cet endroit sordide. Dans ce silence grouillant de sons inconnus, le pire pouvait très bien lui arriver… Dans son dos, quelque chose se faufila au ras du sol. Tous les sens en alerte, Thomas hésita à retourner chercher le fusil de Francis.

Tout à coup, le volant de la porte blindée se mit à tourner. Le grincement du mécanisme résonna jusqu’aux tréfonds des sous-sols de l’usine. Au moment où le panneau blindé s’entrouvrait, Thomas entendit le grondement d’un gros chien. La panique s’empara instantanément de lui. Il hurla et prit ses jambes à son cou.

38

Pour sauver sa vie, Thomas courut aussi vite qu’il le pouvait. De toutes ses forces, de toute son âme, il donna tout ce qu’il avait dans les tripes, mais il ne réussit même pas à atteindre le niveau supérieur.

Le molosse le rattrapa en quelques secondes. Le docteur trébucha sur le palier intermédiaire et le chien lui sauta dessus. Les cris d’une bête que l’on égorge que poussa Thomas résonnèrent dans toute l’usine. Il crut sa dernière heure arrivée. Tandis qu’il se débattait, il vit défiler beaucoup d’images fortes de son existence. Sa mère lui caressant le front dans son lit quand il était enfant, son père lui offrant son premier couteau dans leur jardin, les yeux d’une petite fille qu’il avait empêchée de courir vers son village en flammes, sa sœur qui hurlait de joie sur une balançoire, le sourire de Kishan, le rire d’Emma…

Allongé face contre terre, Thomas se protégeait la tête avec ses bras. Mais le chien ne cherchait pas à le dévorer : il essayait de glisser son museau pour trouver ses mains. Une voix résonna :

— Ça suffit, Attila, au pied !

Attila ? Le docteur tenait enfin la preuve qu’il avait un karma épouvantable. Comment aurait-il pu en être autrement, pour tomber sur le pire des barbares disparu depuis plus de mille cinq cents ans et revenu d’entre les morts, exprès pour lui, cette nuit, au dernier sous-sol de cette usine pourrie ?

— Qu’est-ce qui vous a pris de courir comme un dingue ? Vous avez fait peur à mon chien !

Thomas roula sur le côté et écarta les bras avec prudence.

— Peur à votre chien ? Vous croyez que c’est lui qui a eu le plus la trouille ? Où est-il, d’ailleurs ?

— Je le tiens.

Aveuglé par un faisceau lumineux, Thomas ne voyait rien. Il leva la main pour protéger ses yeux.

— Pourriez-vous baisser votre lampe ?

L’homme dévia la lumière et tendit la main au docteur pour l’aider à se relever.

— Parbleu, mais c’est vrai que vous êtes le directeur de la résidence.

— Vous me connaissez ?

Thomas n’arrivait pas à voir nettement l’homme qui se tenait face à lui. Tout était flou et sombre.

— Bien sûr, je vous ai déjà vu. L’autre jour, vous étiez avec le vieux monsieur qui tire sur tout ce qui bouge. Qu’est-ce que vous faites ici à une heure pareille ?

— J’ai entendu chanter. J’ai voulu savoir d’où cela venait.

— Vous m’entendez de dehors ?

Thomas plissa les yeux, impatient de découvrir le mystérieux ténor. En l’entrevoyant, il crut d’abord que sa vue n’était pas complètement rétablie. Il finit par distinguer dans la pénombre un Africain, noir comme l’ébène, grand, plutôt jeune, vêtu d’une combinaison bleue et tenant d’une poigne ferme un chien jaune dont la queue remuait.

— Bon sang, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Michael Tibene, et j’habite ici avec Attila.

Cet homme était un défi aux clichés. Bien que vivant dans une cave, il s’exprimait avec une diction impeccable. Thomas se méfiait du chien, qui le fixait avec un regard de dingue et la langue pendante.