— Il ne vous fera rien, il est gentil.
— Il n’est pas si gentil que ça, il m’a quand même chargé. J’ai peur des chiens.
— Si vous n’aviez pas couru comme une fouine, il n’aurait pas bougé.
— Je n’ai pas couru comme une fouine. J’ai fui parce qu’il a grogné.
— Il a grogné parce qu’il m’a senti inquiet quand vous avez frappé. Sinon c’est un amour. Je l’ai appelé Attila pour qu’il impressionne mais en vérité, il fait la fête à tout le monde. C’est le plus mauvais des chiens de garde.
Pour s’excuser de sa remarque peu flatteuse, l’homme s’agenouilla et fit un câlin à son animal. Thomas observait Michael sans savoir quoi penser.
— Quelle soirée, soupira-t-il. Voilà une heure, j’étais en train de lire Petit poussin découvre la ferme, et je ne sais par quel miracle, je me retrouve à chercher Caruso dans une usine en ruines avant de me faire courser par le roi des Huns… J’ai mon compte pour aujourd’hui. Mais dites-moi, je n’ai pas rêvé, vous m’avez bien dit que vous habitiez ici ? Sérieusement ?
— Juste en bas. Vous voulez voir ?
39
Une unique pièce aux murs de béton brut. Un matelas posé sur des palettes, une couverture, une table, une chaise rafistolée, un minuscule réchaud et un poste de radio. Pas d’eau courante. Thomas avait souvent eu l’occasion de voir ce genre d’endroit, dans des camps de réfugiés. Seul élément rutilant, la gamelle en inox du chien. Attila semblait d’ailleurs très heureux d’avoir de la visite et tournait autour du docteur, qui s’en méfiait comme d’un crocodile et gardait ses bras bien le long du corps.
— Ici, ils n’ont pas réussi à nous couper l’électricité.
— Qui ça ?
— Les bandes qui viennent faire les imbéciles certains week-ends.
— Quand vous dites « nous », vous parlez de vous et de votre chien ?
— C’est mon seul compagnon. Sans lui, je ne sais pas ce que je deviendrais.
Thomas jeta un coup d’œil à l’unique ampoule nue qui éclairait le taudis.
— Comment vous êtes-vous retrouvé à vivre ici ?
— C’est la salle la plus sûre. Quand l’usine était en fonction, les produits dangereux y étaient stockés. La nuit, je m’y enferme de l’intérieur et je suis en sécurité jusqu’à l’aube.
— Vous n’avez pas toujours squatté dans ce bunker ?
— Je ne suis pas un squatteur. Avant, j’étais installé au poste de garde, à l’accueil. J’ai été embauché comme gardien du site lorsque l’usine a fermé. Un boulot mal payé mais tranquille. J’espérais rebondir. Et puis je ne sais pas ce qui s’est passé, mais la société pour laquelle je travaillais m’a oublié. Au fil des mois, plus de courrier, plus aucune visite. Je n’avais pas d’argent, nulle part où aller, alors je suis resté. Et quand les bandes ont commencé à rôder en cassant tout, j’ai eu peur et je me suis réfugié ici.
— Vous n’avez jamais cherché à contacter vos employeurs ?
— Mon contrat n’était pas vraiment en règle. Dès le départ, ils m’ont fait comprendre que me donner ce travail était une faveur et que si je me plaignais, d’autres attendaient… De toute façon, je crois qu’ils n’existent plus.
S’apercevant qu’il n’y avait pas de frigo, Thomas demanda :
— Comment vous nourrissez-vous ?
L’homme ne répondit pas.
— Vous sortez faire des courses ?
Silence.
— Vous chapardez ?
— J’ai déjà pris des cerises et des pommes dans votre verger, monsieur, mais je ne vole pas.
— Alors comment faites-vous ? N’ayez pas peur, monsieur Tibene. Je cherche simplement à comprendre.
Sans oser le regarder en face, l’homme avoua :
— Je n’ai pas été élevé comme ça, mais je fouille vos poubelles. Vos pensionnaires ne finissent jamais leurs repas. Je trie le meilleur pour mon chien. Le reste me suffit.
Thomas se sentit envahi par un sentiment de révolte et de scandale maintes fois éprouvé au cours de ses missions humanitaires.
— Ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas vivre ainsi ! Il y a certainement quelque chose à faire.
— Je ne suis pas si malheureux. J’ai mon chien, je chante. Dans la journée on sort derrière l’usine. On joue et quand il fait chaud, on se baigne tous les deux dans la rivière.
Thomas se passa la main sur la nuque.
— Quand je pense que je suis parti au bout du monde pour combattre ça. Si j’avais su qu’ici même, des gens comme vous avaient autant besoin d’aide…
Le docteur ferma les yeux, se refusant à imaginer ce qu’aurait pu être son existence s’il n’était pas parti. Pas la force. Il n’avait aucune envie de remettre en cause un passé auquel il ne pouvait rien changer. Qui plus est, la vie de Michael lui interdisait de s’apitoyer sur lui-même.
— Malgré ce que vous affrontez, fit-il doucement, vous gardez l’envie de chanter… D’où vous vient ce don ?
— Vous trouvez que je chante bien ?
— Votre voix m’a subjugué. C’est elle qui m’a attiré. Une des résidentes vous prend même pour un messager céleste. Vous avez une voix magnifique.
— Tu entends, Attila, notre voisin aime quand je chante ! Je dois dire qu’au début, mon chien n’appréciait pas beaucoup. Il hurlait à la mort. Mais il s’est habitué. Je crois qu’il a compris que cela me rend heureux. Il s’assoit et m’écoute. Quand je chante en italien, il remue la queue.
— Il a bon goût. Qu’interprétiez-vous tout à l’heure ?
— Berlioz, La Damnation de Faust. Ma mère adorait cet opéra. Quand j’étais enfant, nous vivions en Côte d’Ivoire. Pour mes frères et moi, elle voulait le meilleur, et elle s’est battue pour nous donner notre chance. École française d’Abidjan, cours de musique… Elle nous lisait des romans tous les soirs. Pour mes études supérieures, elle m’a envoyé en France. Des gens lui ont promis de m’aider, mais cela ne s’est pas passé exactement comme prévu…
— Votre famille sait-elle où vous êtes ?
— Quand la situation est devenue mauvaise pour moi, je n’ai plus donné de nouvelles. Ils avaient leurs problèmes, et j’avais trop honte de ne pas m’en sortir.
— Bon sang, vous n’allez pas passer le reste de votre vie dans votre coffre-fort ! Venez.
40
S’étant rendu compte que l’homme au téléphone n’était pas Romain, le docteur récita l’excuse habituelle :
— Je suis navré, monsieur, le logement n’est plus disponible. Bonne chance dans vos recherches.
La réponse de l’inconnu fut couverte par les aboiements d’Attila qui résonnaient dans le foyer. Le chien n’était pas le seul responsable du vacarme. Les voix de Francis et Jean-Michel, qui jouaient avec lui, contribuaient grandement à l’ambiance chaotique de ce début de matinée. Bien que possédant indiscutablement la voix la plus puissante, Michael était pourtant le plus discret.
Thomas ne voulait surtout pas rater l’arrivée de Pauline. Il tenait à lui expliquer en personne la présence de M. Tibene et de son grand chien. Lorsqu’il entendit la voiture de l’infirmière se garer devant le bâtiment, il se leva pour aller à sa rencontre. À peine eut-il franchi le seuil de son bureau que Mme Trémélio l’apostropha :
— Docteur, je dois vous parler, c’est urgent.
— Bonjour Hélène. Vous me semblez en pleine forme. Laissez-moi accueillir Pauline et je suis à vous.
Hélène le saisit par le bras et fit d’une voix pressante :