— Vous devez faire partir ce chien. Tout de suite. C’est un démon !
Thomas fut surpris par son geste et son ton vindicatif. Cela ne ressemblait pas à l’adorable vieille dame.
— Croyez-moi, je suis le premier à me méfier des chiens, mais…
— Ce clébard apporte le malheur, il causera notre perte.
— Bien qu’il me fasse peur à moi aussi, je n’irais pas jusque-là…
Thomas aperçut soudain Pauline qui, au milieu des aboiements et du chahut, traversait le hall d’entrée au pas de charge en direction de la salle commune.
Hélène adressa un regard suppliant au docteur.
— Je vous en prie, Thomas, chassez-le avant qu’il n’arrive un drame…
— On en reparle plus tard, Hélène. Tranquillisez-vous, cet Attila-là ne massacrera personne.
Le directeur se libéra pour aller retrouver Mlle Choplin. Il faillit la percuter à l’angle du couloir lorsque, d’un pas plus que décidé, elle déboula en sens inverse.
— Bonjour Pauline, comment allez-vous ?
— Quelqu’un peut-il m’expliquer pourquoi un grand Black vêtu d’une combinaison d’astronaute est en train de courir autour des tables du salon avec MM. Lanzac et Ferreira, poursuivis par un chien surexcité ?
— Les astronautes sont le plus souvent habillés en blanc, avec un scaphandre plein de gros tuyaux. Vous n’en avez jamais vu dans les films ?
— Docteur, je ne suis pas d’humeur.
Tout à coup, comme si elle avait été frappée par une révélation, l’infirmière ouvrit de grands yeux. Sur le ton de la confidence et en lui faisant un clin d’œil, elle glissa à Thomas :
— Alors, ça y est ! Il a fini par répondre à l’annonce… Parfait. Il a une drôle de façon de s’habiller, mais c’est un beau garçon. Je le voyais plus jeune. Vous ne m’aviez pas dit qu’il avait un chien !
— De quoi parlez-vous ?
— Le grand Black, c’est bien Romain, le petit ami de votre fille ? Celui qui va habiter à l’étage, c’est ça ?
— Non Pauline. M. Tibene est le ténor qui chante la nuit. Je l’ai trouvé hier soir au dernier sous-sol de l’usine abandonnée.
— Mais que diable faisiez-vous là-bas ?
— Eh bien je le cherchais ! Soyez un peu logique.
— Vous cherchiez un chanteur, la nuit, dans l’usine désaffectée.
— Exactement.
Pauline plissa les paupières et dévisagea Thomas avec suspicion.
— Docteur, on commence à bien se connaître, n’est-ce pas ? Si vous preniez des stupéfiants, vous me le diriez ?
— Mais qu’est-ce qui…
— Parce que la drogue, docteur, c’est de la saloperie. Je ne vous laisserai pas faire. Si vous continuez à vous détruire avec ce poison, je vous inscris moi-même en cure de désintoxication. Qu’est-ce que vous avez pris ? Ne me racontez pas d’histoire, ou je vous jure que je vous fais faire pipi de force dans un bocal et que je commande la batterie complète d’analyses.
— Pauline, enfin…
Chantal ouvrit la porte de sa chambre et s’avança sur le seuil.
— Mon appareil auditif est foutu. Directement dans mon oreille, je capte une radio à la con qui ne passe que des aboiements de chien. Qui peut écouter ça ? Il n’y a même pas de pub…
En apercevant Francis qui, dans le hall, jouait à la corrida avec l’animal déchaîné et un torchon, Chantal poussa un petit cri ridicule. Affolée, elle se sauva dans sa chambre à sa vitesse de tortue.
Devant la situation qui dérapait de partout, l’infirmière paraissait perdue. Thomas la prit par les épaules.
— Pauline, faites-moi confiance. Je vais vous expliquer. Tout est cohérent. Ce monsieur n’est pas Romain, mais nous devons l’aider.
— Vous êtes un sacré loulou, monsieur Sellac…
Le docteur abandonna l’infirmière pour tenter de ramener un peu de calme, mais lorsqu’il arriva à l’entrée de la salle commune, outre M. Lanzac qui excitait toujours l’animal avec son torchon, le docteur découvrit Jean-Michel à quatre pattes, la langue pendante. Thomas siffla un coup sec entre ses doigts.
— S’il vous plaît, on arrête le cirque !
Les trois humains s’immobilisèrent net, mais le chien continua à courir partout. Un dernier tour de piste pour saluer la foule, sans doute. Quelqu’un tira le directeur par la manche.
— Bonjour Françoise. Il ne manquait plus que vous.
— Le chant, vous l’avez entendu cette nuit ? Cette fois, je suis convaincue qu’il s’agissait d’un signe de l’au-delà. C’était sublime. Si seulement cette merveille n’avait pas été interrompue par des cris de cochon…
— Il ne s’agissait pas de cris de cochon, répliqua le docteur, un peu vexé. Oui, j’ai entendu les chants. Je suis d’ailleurs heureux de vous présenter le chanteur…
Thomas désigna Michael au moment même où Attila, toujours en roue libre, bondissait juste devant eux.
— Mon Dieu, fit Françoise, bouche bée. C’est bien un messager du ciel. Seul un chien envoyé par le Tout-Puissant peut chanter aussi divinement !
41
Épuisé par sa nuit blanche et le chaos qui avait suivi, Thomas se serait bien épargné une épreuve supplémentaire. Mais y a-t-il seulement quelqu’un qui décide de ce que nous affrontons ? Plus le médecin avançait dans sa tournée de vérification, plus il sentait son courage l’abandonner. Le bilan s’avérait catastrophique. Quelques jours après sa grande opération d’affichage, il ne restait plus aucune annonce en place. Retirées, recouvertes ou peut-être emportées par les dizaines de personnes intéressées qui avaient appelé au foyer. Tout ce travail, tout cet espoir, pour rien.
Il fallut l’apparition d’Emma pour lui remonter le moral. Au fil des semaines, l’ambiance autour de la sortie de l’école d’infirmières évoluait. Les premières feuilles jonchaient le sol au pied des arbres couleur d’automne. Les réverbères s’allumaient de plus en plus tôt, déversant leur lumière blafarde sur les étudiantes habillées chaque jour plus chaudement. Mais quel que soit le décor de la scène, la star était toujours la même. Il suffisait que Thomas aperçoive sa fille pour oublier tout le reste.
La jeune femme ne s’attarda pas avec ses amies. Thomas redouta un instant qu’elle ne se dirige vers le bus, mais elle dépassa l’arrêt pour bifurquer en direction du quartier commerçant. Dans les lueurs des vitrines, entre les badauds emmitouflés, elle déambulait en jouant avec l’extrémité de son foulard. Chaque fois qu’elle passait devant une boutique qui ne l’intéressait pas, elle en profitait pour consulter son téléphone, jusqu’à la suivante. Emma semblait accorder une attention particulière aux marchands de chaussures. Elle en étudia trois avant de se décider à entrer chez l’un d’eux.
Du trottoir d’en face, le docteur se trouvait trop loin pour distinguer précisément les modèles qu’elle essayait. Il en devinait tout de même assez pour juger qu’à son goût, rien qu’avec leurs talons très hauts, ils faisaient vulgaires. Qui pouvait porter cela ? Certainement pas quelqu’un qui doit faire des kilomètres à pied sur des sentiers escarpés. Thomas s’inquiéta du fait que la jeune femme puisse choisir ce genre de chaussures, d’autant qu’à l’évidence, la vendeuse essayait de l’en convaincre. Il fut d’autant plus fier en voyant sa grande fille ressortir sans rien.
En la couvant du regard, Thomas songeait à la meilleure façon d’attirer Romain vers son offre de logement. L’idéal aurait été de glisser une annonce directement dans le sac d’Emma, mais l’opération était hasardeuse, et sachant le faible éclat de sa bonne étoile, Thomas ne souhaitait pas tenter le sort.
Emma vérifia soudain son téléphone. Elle venait sans doute de recevoir un message, car elle pianota une réponse rapide et se mit en chemin. Elle marcha quelques minutes pour aller se poster sur le boulevard, là où Romain venait souvent la récupérer en voiture. Thomas avait deviné juste. La jeune fille avait une démarche imperceptiblement différente, plus décidée peut-être, lorsqu’elle rejoignait son petit ami.