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Depuis l’agression de sa fille, le docteur détestait la voir attendre, seule, à un point fixe. Les forums de protection rapprochée étaient formels à propos de ce type de situation : une cible immobile est toujours plus repérable et beaucoup plus vulnérable qu’une cible en mouvement.

Trop occupée à envoyer des messages, la jeune femme ne prêtait aucune attention à son environnement. Par contre, Thomas remarqua immédiatement l’individu qui l’observait. La trentaine, blouson, jean, baskets. L’homme s’avança vers Emma par l’arrière, sans la lâcher des yeux. Comme un guépard qui fixe une gazelle, son corps se balançait au rythme de ses pas, mais sa tête suivait une trajectoire rectiligne parfaite. Prêt à intervenir au moindre geste suspect, le docteur se rapprocha. L’homme sembla hésiter. Emma se déplaça légèrement et, sans en avoir conscience, réduisit encore l’écart entre elle et l’inconnu. Lorsque Thomas vit l’homme plonger la main dans sa poche puis la tendre vers elle, il démarra au quart de tour. La cote d’alerte était atteinte. Le regard de sa fille malmenée lui revint en mémoire et il vit rouge. Cette fois, il n’arriverait pas après la bataille. L’homme allait poser la main sur Emma lorsque Thomas le saisit par l’arrière en lui faisant une clé au bras. Le docteur l’entraîna rapidement à l’écart de sa protégée qui, toujours concentrée sur son téléphone, ne s’était rendu compte de rien. L’individu n’avait même pas eu le temps d’effleurer sa manche. Surpris, emporté par l’élan du docteur, l’homme émit un râle de douleur.

Resserrant sa prise, Thomas lui murmura :

— Alors comme ça, on s’en prend aux gamines ?

— Vous êtes malade ? Lâchez-moi, vous me faites mal !

La mine terrifiée de l’homme déstabilisa le docteur. Tout à coup, il douta de ses intentions hostiles et relâcha son emprise.

— Qu’est-ce qui vous prend d’agresser les gens ? protesta l’inconnu en se frictionnant le poignet.

Des passants commençaient à s’intéresser à l’incident.

— J’ai cru que vous alliez lui…

— Lui demander du feu ! Pauvre abruti !

Le docteur ne savait que répondre. Emma avait disparu. Impossible de savoir qui était passé la prendre.

— Je vous présente mes excuses, monsieur.

— C’est ça. Tire-toi avant que j’appelle les flics.

Honteux, confus, le docteur s’éclipsa. Trop de choses lui avaient échappé aujourd’hui. Tout allait trop loin, trop vite. Il était à cran, sous pression de partout. S’il devait jouer un rôle dans la vie de sa fille, ce ne devait pas être celui-là.

42

— Pauline, j’ai un service à vous demander…

— Je vous en prie, docteur.

— C’est personnel…

— Allez-y quand même.

— Pourriez-vous me prêter votre portable, s’il vous plaît ? Pour passer un coup de fil. Ce ne sera pas long.

— Je me doute bien que c’est pour téléphoner, vous n’allez pas casser des noix avec. Enfin j’espère…

L’infirmière fixa Thomas droit dans les yeux. Le docteur ne soutint pas son regard et se détourna en demandant :

— Ça vous embête que j’utilise votre téléphone, c’est ça ?

— Ça dépend.

— Ça dépend de quoi ?

— De ce que cet appel va encore déclencher comme cataclysme. Parce que ces derniers temps, vos idées…

— Je voudrais appeler Romain, pour lui dire qu’un logement est disponible ici.

— Directement, comme ça ? Et quand il viendra, vous pensez qu’il ne reconnaîtra pas votre voix ?

— Pour ça, j’ai la solution.

Thomas entraîna Pauline jusqu’à son bureau. Avec un air de conspirateur, il referma la porte derrière elle, ouvrit une armoire d’archives et en sortit une bonbonne d’hélium.

— Je l’ai trouvée là-haut, dans les vieilleries de la crèche. Il reste du gaz dedans. Ça devait servir à gonfler des ballons pour les fêtes. J’ai vu sur Internet que ça changeait la voix. Les gens qui en respirent parlent comme dans les dessins animés. J’ai essayé, c’est vrai que c’est spectaculaire. Vous connaissez ?

Le visage de Pauline s’éclaira au point d’inquiéter le directeur.

— Vous vous moquez encore de moi ?

— Pas du tout, docteur. Je sais exactement ce que c’est que l’hélium. Mon ex a gâché un mariage parce qu’il s’était enfermé dans les toilettes avec une bouteille de ce truc et le micro de la sono. Je n’ai jamais entendu un canard débiter autant d’insanités…

— Je ne vais pas dire d’insanités.

Pauline commença à rire.

— Vous avez de la chance que mon téléphone soit en numéro caché. Je suis disposée à vous le prêter, mais je vous demande une faveur en échange.

— Tout ce que vous voudrez.

— Je veux être présente quand vous l’appellerez.

43

Le docteur composa le numéro et se glissa l’embout de la bonbonne d’hélium dans la bouche. Il dévissa le robinet et aspira une grande bouffée. Assise en face, l’infirmière le fixait en ayant du mal à se contenir. Thomas sentit le gaz remplir ses poumons, cela lui fit une drôle d’impression.

— Ça va, ma voix ?

Entendre son patron parler avec une voix de pingouin ventriloque eut un effet immédiat sur Pauline. Elle fit volte-face pour se cacher en se comprimant la bouche à deux mains pour ne pas exploser de rire.

— Yep, fit Romain en décrochant.

— Vous êtes bien Romain Mory ?

— Qui c’est ?

— Je suis un ami d’Emma. Elle m’a dit que vous cherchiez un logement. C’est toujours le cas ?

— C’est toi, Max ? C’est quoi cette voix de Mickey ? Arrête de faire le con, je suis au boulot.

— Je ne suis pas Max, je vous assure. J’appelle de la part d’Emma pour un appartement très mignon et pas cher du tout.

L’effet du produit se dissipant progressivement, la voix du docteur commençait à revenir, distordue, pour le plus grand bonheur de l’infirmière qui faillit glisser de sa chaise à force de se tenir les côtes. Paniqué, Thomas reprit en hâte une grande rasade.

— Vous êtes toujours intéressé ?

Sa voix se perdait cette fois dans les aigus.

— Il est situé où, ce logement ?

— Dans une rue tranquille, à l’écart du centre. C’est propre et vraiment pas cher.

— À quelle adresse ?

Trop heureux que le jeune homme morde à l’hameçon, Thomas s’enfila une nouvelle dose d’hélium.

— 371 rue de la Liberté.

— Rue de la quoi ?

— De la Liberté !

— Pardon, mais je vous entends bizarre. Je sais pas si ça capte mal ou quoi, mais vous avez une voix de grenouille castrée. Si je viens visiter ce week-end, c’est bon ?

— Parfait ! De toute façon, il y a toujours quelqu’un.

— Je passerai dimanche.

— C’est noté. J’espère que ça vous ira.

— Merci…

La voix était tellement étrange que Romain hésita à remercier « monsieur » ou « madame ». Il se contenta de dire « au revoir » et raccrocha.

Thomas souffla. Il était épuisé. La faute au gaz ou au stress. La tête lui tournait. Il fit une moue dépitée.

— Qu’est-ce qu’ils ont tous à vouloir castrer les grenouilles ?

Hilare, les joues mouillées de larmes, Pauline se tendit au-dessus du bureau et lui reprit délicatement son téléphone des mains.