— Des CP. Ils arrivent même pas à dribbler, c’est des gastéropodes.
— Je comprends. Donc, « gastéropode » est une insulte.
— Ben oui. Tout mous, tout baveux, lents comme des CP…
— Tu as toi-même été un CP.
— Oui, mais j’étais pas comme eux.
— Vraiment ?
— Sans blague, je courais déjà bien plus vite. À côté, on aurait dit que j’avais des ailes !
— Les papillons ont des ailes lorsqu’ils arrêtent d’être des larves, pas les escargots.
— Alors les CP sont encore des larves.
— Je sens que l’on progresse.
— Papillon ou escargot, on joue pas au foot avec des larves.
Pauline entra, portant l’assiette de Théo sur un plateau.
— Qu’est-ce que vous complotez tous les deux ? Vous croyez que je n’entends rien ?
Théo fit un clin d’œil au médecin tandis que sa mère prenait place à côté de lui.
— Quand je pense au nombre de repas que j’ai pris ici toute seule… Quelle déprime ! Avec toutes ces bestioles peintes qui vous fixent. Leurs yeux exorbités, leur sourire figé, et ces couleurs nucléaires qui ne pâlissent même pas avec le temps… Ça fait froid dans le dos. L’espèce de castor sous acide me fait particulièrement flipper, pas vous ?
Le docteur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Moi ce serait plutôt le hérisson. Je lui trouve un air torve.
— Ça veut dire quoi, « torne » ? demanda Théo.
— Tor-ve. Cela signifie qu’il n’a pas l’air franc. On n’a pas envie de lui faire confiance. Mais les vrais hérissons sont très gentils.
— Excellent pédagogue, docteur, s’amusa Pauline. Vous êtes mûr pour aborder l’anthropomorphisme. Si en même temps, vous pouviez lui toucher deux mots de la surproduction d’huile de palme pour ses biscuits chocolatés, vous m’aideriez vraiment.
— Je suis certain qu’il peut comprendre.
— C’est évident. C’est sans doute moi qui ne sais pas m’y prendre. Alors puisque vous êtes si doué, expliquez donc à cet enfant pourquoi il ne doit pas envoyer bouler sa maîtresse.
Francis se présenta à l’entrée de la salle commune.
— Je ne dérange pas ?
— Bien sûr que non, venez.
— Vous n’en êtes pas encore au café ?
— On avait du ménage à faire là-haut, répondit Pauline. Mais on a presque fini, installez-vous.
M. Lanzac prit place à côté du docteur et, avec une timidité inhabituelle, demanda :
— Ça vous embêterait si je venais déjeuner avec vous de temps en temps ? La télé ne m’amuse plus.
Thomas lui adressa un sourire goguenard :
— Je vous l’avais proposé, poil au cul.
— Bravo ! Devant le petit, c’est malin ! s’insurgea Pauline.
— Il est en âge d’apprendre la vraie vie, commenta Francis.
Théo lui demanda :
— Monsieur, c’est quoi un Tampax ?
Pauline faillit s’étouffer.
— Allez-y, apprenez-lui la vraie vie !
La sonnerie de l’entrée tinta, épargnant à M. Lanzac une réponse qu’il n’avait jamais eu à formuler à ses recrues.
Thomas vérifia l’heure et échangea un regard avec l’infirmière.
— Il est trop tôt, ça ne peut pas être lui.
— Peut-être la fille de Mme Trémélio qui, accablée de remords, lui apporte un bouquet de fleurs ?
Pauline se leva pour aller regarder mais à peine passée la porte du salon, elle revint tout affolée.
— Docteur, je crois que c’est Romain !
Thomas se leva d’un bond, au grand étonnement de Théo et Francis.
— Déjà ? Misère…
Comme s’il allait entrer en scène, Pauline aida Thomas à rectifier ses vêtements. Elle ajusta son col et même une mèche de ses cheveux.
— Respirez, tout va bien se passer. Restez calme. Ne pensez surtout pas aux enjeux.
— C’est malin, je n’y pensais pas. Maintenant j’y pense.
— Pardon, pardon. Vous êtes parfait. Souriez, ne le pressez pas et surtout n’oubliez pas : c’est la première fois que vous le voyez et vous ne savez absolument rien de lui. Foncez !
52
— Bienvenue, je suis le docteur Sellac, je dirige cet établissement.
— Merci de me recevoir. Romain Mory, je viens pour l’appart à louer.
— Romain Mory… Ah oui ! Ça me revient. Vous savez, on a reçu tellement de monde pour ce logement… Mais vous nous avez été chaudement recommandé.
La poignée de main n’était pas décevante. Le docteur la jugea même d’excellent augure. En traversant le hall, Romain ne manqua pas de remarquer les charmants animaux peints sur les murs.
— C’est une garderie ?
— Une ancienne crèche, reconvertie en résidence pour séniors.
Pour éviter que les pensionnaires ne tombent sur Romain, Thomas l’entraîna rapidement jusqu’à l’escalier. Une fois en haut, il expliqua plus sereinement :
— Les résidents ne montent jamais à cet étage. Je serai votre seul voisin et vous aurez un accès direct vers l’extérieur. Vous pourrez aussi profiter du grand jardin qui se trouve derrière. Il s’étend jusqu’à la rivière.
Au moment d’ouvrir la porte du logement tout juste briqué, Thomas se sentait encore plus stressé que lorsqu’il avait passé sa soutenance de thèse devant un jury peu réceptif. Il abaissa la poignée comme s’il sautait dans le vide.
— Nous y voilà.
Le docteur invita le jeune homme à franchir le seuil. Il nota avec plaisir que le garçon essuya spontanément la semelle de ses chaussures sur le paillasson.
Romain fit consciencieusement le tour, jeta un œil par la fenêtre, passa la main sur le plan de travail du coin cuisine et termina par la chambre. Avait-il remarqué le petit bouquet que Pauline avait posé sur le comptoir pour faire plus vivant, et la guitare récupérée que Thomas avait exposée sur le haut de la bibliothèque pour faire plus jeune ?
— C’est très lumineux, commenta le jeune homme. La chambre est suffisamment grande pour un lit double.
L’esprit de Thomas s’emballa aussitôt.
— Sur l’annonce, répliqua-t-il en maîtrisant sa voix, nous avions pris soin de préciser que le logement convenait pour un célibataire…
— Ça colle, je ne suis pas marié. Mais un lit double est plus confortable.
Romain prit une inspiration avant d’aborder le cœur du sujet :
— Et pour le loyer ?
Le docteur savait que sa réponse allait être décisive.
— L’idée n’est pas de gagner de l’argent, mais de faire vivre cet endroit. Ce n’est pas un logement conventionnel, on est dans ce qui ressemble à une maison de famille. On vous demandera peut-être un petit coup de main de temps en temps, mais rien de contraignant. Que diriez-vous de trois cents par mois ?
Le jeune homme eut beaucoup de mal à cacher son étonnement face à cette bonne surprise. Il regarda autour de lui, soudain plus détendu.
— Ce n’est pas cher, concéda-t-il. Mais je préfère être honnête : si rendre service ne me gêne pas du tout, mon boulot me prend pas mal de temps.
— Nous nous arrangerons. Dans quel domaine exercez-vous ?
— L’informatique. Programmeur et installateur de réseaux. Je suis en CDI. J’ai apporté mes bulletins de paye.
— Je préfère me fier à votre parole plutôt qu’à des documents auxquels je ne comprends rien. La vraie question qui se pose en premier lieu est de savoir si vous êtes intéressé par cet appartement.
Le jeune homme parcourut à nouveau les pièces, en s’aventurant cette fois à ouvrir quelques placards. Mine de rien, il prenait déjà ses marques. Thomas était de moins en moins inquiet. De toute façon, depuis l’annonce du montant du loyer, le docteur sentait que la décision de Romain était prise. Les jeunes mâles ne font pas illusion devant leurs aînés.