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— Des années à vivre auprès de gens dont on se demande qui, de la soif, de la maladie, de la faim ou d’une balle, aura leur peau, ça aide à relativiser.

— J’adore vous entendre parler comme ça. J’en frissonne. Vous êtes mon héros. Il ne manque plus que les violons qui jouent sur fond de coucher de soleil avec le drapeau américain qui flotte au vent, et je fondrai en larmes en embrassant vos vieilles chaussettes. N’empêche. Quel traître ! Quel imbécile ! Il oublie qu’il parle d’êtres humains.

— Mieux vaut ne pas ébruiter cette histoire auprès des résidents. Cela ne pourrait que les affoler inutilement.

— Je suis bien d’accord.

Le docteur glissa le document dans un tiroir et changea de sujet :

— Lorsque vous êtes entrée, vous aviez quelque chose à me demander…

— C’est un peu compliqué, surtout après ce que vous venez de m’apprendre. D’autant que c’est personnel…

Thomas haussa un sourcil, curieux.

— Je vous écoute quand même…

— J’ai besoin d’un coup de main. Mais je ne vais pas vous mentir, c’est un plan foireux.

— Vous m’intriguez. Quand on sait quel niveau de délire il faut atteindre pour que vous acceptiez d’attribuer ce prestigieux label, je suis même à deux doigts d’être impatient de savoir.

— Vous vous foutez de moi ?

— Vous soupçonnez un pur héros de profiter de la détresse d’une femme comme vous pour se poiler ?

— L’affaire concerne Théo. Peut-être aurez-vous plus pitié de lui que de moi…

S’apercevant que l’infirmière était réellement préoccupée, le docteur redevint sérieux.

— Vous êtes à fleur de peau. Racontez-moi.

— Je suis convoquée par la directrice de son école, demain.

— En quoi puis-je vous aider ? Vous souhaitez un témoignage ?

— En fait, elle a demandé à voir les parents de Théo…

— C’est-à-dire ?

— C’est une dame très à cheval sur les principes et j’ai eu beaucoup de chance qu’elle accepte de prendre Théo dans son établissement bien qu’il ne relève pas de son secteur. En général, quand elle convoque les parents, cela implique que l’enfant ne sera sans doute pas repris l’année suivante.

— Quels sont les risques ?

— Théo perdrait ses copains, il serait relégué dans une école beaucoup moins active, moins bonne aussi…

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Elle souhaite rencontrer à la fois le père et la mère de Théo. Je ne me vois pas demander à mon crétin d’ex de venir. Rien que pour me gâcher la vie, il serait capable de refuser. À moins qu’il accepte, et le résultat serait encore plus désastreux. Dans tous les cas, Théo n’aurait aucune chance de rester.

Thomas regarda Pauline bien en face. Cette fois, c’est elle qui ne soutint pas son regard.

— Arrêtez-moi si je me trompe : vous me demandez de jouer le rôle du père de votre enfant ? C’est ça ?

— Vous vous entendez bien avec Théo. Il y a de la complicité entre vous. Il vous aime beaucoup.

— Je l’aime aussi énormément. Vous n’avez pas répondu à ma question.

Pauline soupira comme si elle rendait les armes.

— Oui, s’il vous plaît : je vous demande de vous faire passer pour son père au rendez-vous de demain.

Thomas posa ses mains bien à plat sur son bureau et prit une longue inspiration.

— J’accepte, mais à une condition.

— Tout ce que vous voudrez.

— Vous m’expliquez, éventuellement en me le mimant, comment vous comptiez me faire uriner de force dans un bocal.

57

Assis auprès de Pauline dans le couloir du bâtiment administratif de l’école, Thomas étudiait le décor. Sur les murs, une alternance d’affiches très colorées pour des fêtes et manifestations culturelles, de messages préventifs sinistres et de dessins d’enfants représentant des personnages, des familles, parfois des animaux. Réduits à quelques traits dans des environnements minimalistes, les tableaux des petits ressemblaient étonnamment à ceux produits par les plus jeunes du village perdu dans la montagne. Surprenante similitude des centres d’intérêt et de la façon de les restituer malgré des univers de vie si différents.

Pauline vérifia nerveusement sa montre. Le « couple » patientait déjà depuis près d’une demi-heure devant le bureau de la directrice. Thomas lui glissa :

— Qu’est-ce qui vous inquiète le plus ? Le fait qu’elle puisse ne pas reprendre Théo, ou l’idée que je ne sois pas bon dans le rôle du père ?

— J’ai peur pour Théo.

— Quelle est la phrase que vous ne voulez pas entendre ?

— C’est un jeu ?

— Une méthode. Je pense que vous redoutez qu’elle vous dise : « Vous n’êtes pas capable d’élever votre fils. C’est de votre faute s’il se comporte comme un sauvage. Nous ne voulons pas d’enfants comme lui ici. »

Stupéfaite, Pauline dévisagea le docteur.

— Qu’est-ce qui vous prend de me jeter ça à la figure ? Vous vous rendez compte à quel point c’est cruel de me dire une chose pareille ?

Thomas décela chez Pauline l’infime changement d’attitude qui annonçait la colère.

— Très bien. Transformez donc votre peur de la directrice en rage contre moi.

— C’est ça votre méthode ? Est-ce que j’ai le droit de vous frapper ? À la tête, avec le portemanteau, là ? Disons que ça ferait partie de la thérapie.

— Pas le droit aux accessoires.

— Théo n’est pas un sauvage.

— C’est pourtant ce qu’ont dit les petits CP qu’il a jetés hors du terrain de foot.

— Comment savez-vous cela ?

— Je suis son père, ne l’oubliez pas. Je parle avec mon fils.

— J’y crois pas ! Cet homme est fou. Pourquoi me balancez-vous des horreurs pareilles juste avant le rendez-vous ?

— Pour crever l’abcès de vos angoisses. Avant, vous n’auriez pas écouté, et si par hasard vous l’aviez fait, vous m’auriez effectivement tapé. Ici, je suis en sécurité.

— Comment pouvez-vous prétendre que je ne sais pas élever mon garçon ?

— C’est vous qui en doutez. Pas moi. Admettez-le.

Pauline s’obligea à respirer lentement pour retrouver son calme.

— Vous croyez que la directrice peut me sortir des arguments de ce genre ?

— Dans vos pires cauchemars de maman inquiète, certainement. Dans la réalité, non.

La porte du bureau s’ouvrit. Une silhouette se dessina à contre-jour.

— Vous êtes les parents de Théo ?

« Oui, madame » répondirent en chœur l’infirmière et le docteur en se levant dans un même élan.

— Pardonnez mon retard. Nous avons de plus en plus de problèmes de discipline et je viens de passer une heure au téléphone avec une maman convaincue que c’est à nous d’élever sa fille. Elle va devoir se trouver un autre centre de dressage pour sa petite princesse hystérique. Entrez.

La dame d’âge mûr avait une apparence très soignée. Tout dans son antre était impeccablement aligné. Dans cette pièce, pas de dessins d’enfants, mais des plannings, des notes, des tableaux et des étagères garnies de dossiers suspendus. Pauline blêmit à l’idée que son petit finisse pendu en place publique comme son dossier.

— Veuillez vous asseoir. J’ai souhaité vous rencontrer pour évoquer le cas de votre fils, dont le comportement nous cause quelques soucis. Nous cherchons à comprendre. Son environnement a-t-il évolué ? Avez-vous déménagé ? Pardon de poser la question, mais existe-t-il des tensions au sein de votre couple ?

Pauline posa la main sur le genou de son « mari » en répondant d’une voix légère :