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L’événement était, en effet, considérable. César avait accueilli la naissance de cette fille extra humanum gaudium. Avant les couches, le Sénat avait solennellement recommandé le sein de Poppée à la protection des dieux. Lors des relevailles, une cérémonie votive avait été célébrée à Antium; on avait donné des jeux splendides et un temple avait été érigé aux deux Fortunes. Néron, qui ne savait en rien garder la mesure, aimait cette enfant sans mesure. Et celle-ci était également chère à Poppée, pour ce qu’elle avait consolidé sa situation et rendu inébranlable son influence.

De la santé et de la vie de la petite Augusta pouvait dépendre le sort de l’empire. Mais telle était l’exclusive préoccupation de Vinicius pour son amour, qu’il ne prêta aucune attention à la réponse du centurion.

– Je veux simplement voir Acté, – dit-il.

Et il entra.

Acté était aussi auprès de l’enfant, et il lui fallut l’attendre. Elle ne parut que vers midi, le visage fatigué et pâli, et qui blêmit encore quand elle aperçut Vinicius.

– Acté, – s’écria-t-il en la saisissant par les deux mains et en l’entraînant au centre de l’atrium, – où est Lygie?

– J’allais te le demander, – lui répondit-elle en le regardant dans les yeux avec un reproche.

Bien que Vinicius se fût promis de la questionner avec calme, il se prit la tête à deux mains et, le visage contracté par le chagrin et la colère, il se mit à répéter:

– Elle a disparu. On me l’a enlevée en route!

Puis il se ressaisit, rapprocha d’Acté son visage et gronda, les dents serrées:

– Acté… si tu tiens à la vie, si tu ne veux causer des malheurs dont tu ne pourrais même soupçonner l’étendue, dis-moi la vérité: est-ce César qui l’a enlevée?

– César n’est pas sorti du palais hier.

– Sur l’ombre de ta mère, par tous les dieux, on ne la cache point au palais?

– Sur l’ombre de ma mère, elle n’y est point, Marcus, et ce n’est pas César qui te l’a ravie. Depuis hier la petite Augusta est malade et Néron n’a pas quitté son berceau.

Vinicius respira. Ce qu’il avait redouté de plus horrible cessait de le menacer.

– Ce sont donc les Aulus, – fit-il en s’asseyant sur un banc et en crispant ses poings; – alors, malheur à eux!

– Aulus Plautius est venu ici ce matin. Il n’a pu me voir, car j’étais auprès de l’enfant; mais il a questionné sur Lygie Épaphrodite et d’autres gens de César et m’a fait dire par eux qu’il reviendrait me voir.

– C’était pour détourner les soupçons. S’il avait ignoré ce qu’elle est devenue, c’est chez moi qu’il serait venu la chercher.

– Il m’a laissé quelques mots sur une tablette. En les lisant, tu pourras te convaincre qu’Aulus, sachant que Lygie lui a été reprise sur le désir de Pétrone et le tien, pensait qu’on l’avait envoyée chez toi; il s’y est rendu ce matin et il y fut informé de ce qui est arrivé.

Acté passa dans le cubiculum et en revint avec la tablette laissée par Aulus.

Vinicius la lut et demeura silencieux. Sur son visage bouleversé Acté semblait deviner ses sombres pensées.

– Non, Marcus, – dit-elle. – C’est par la volonté de Lygie elle-même que cela est arrivé.

– Tu savais qu’elle voulait s’enfuir! – s’écria Vinicius.

Elle le regarda presque sévèrement, de ses yeux songeurs.

– Je savais que jamais elle ne consentirait à être ta concubine.

– Et toi, qu’as-tu été toute ta vie?

– Moi, j’avais été esclave.

Mais Vinicius continuait d’exhaler sa fureur: César lui avait donné Lygie, il n’avait donc pas à se préoccuper si, auparavant, elle était esclave ou non; il la découvrirait, fût-elle cachée sous terre et ferait d’elle ce que bon lui semblerait. Oui! elle serait sa concubine. Il la ferait fouetter autant qu’il lui plairait. Quand il aurait assez d’elle, il la donnerait au dernier de ses esclaves, ou bien il l’attellerait à un moulin à bras dans une de ses terres d’Afrique. À présent, il allait la rechercher, mais uniquement pour la châtier, l’écraser, la dompter.

Il s’affolait, avait tellement perdu toute mesure qu’Acté se rendait compte de l’exagération de ses menaces. Il était certainement incapable de les mettre à exécution et ne parlait que sous l’empire de la colère et du désespoir. Acté eût même pris ses souffrances en pitié, si de tels emportements n’eussent lassé sa patience, et finalement, elle lui demanda ce qu’il voulait d’elle.

Vinicius ne sut d’abord que répondre. Il était venu parce que tel était son désir, et parce qu’il croyait tirer d’elle quelque renseignement; mais, en réalité, il se rendait chez César et c’est parce qu’il en avait été empêché qu’il était entré chez elle. Lygie, en fuyant, s’était insurgée contre la volonté de César. Il supplierait Néron de la faire rechercher par toute la ville, par tout l’empire, dût-on y employer toutes les légions et fouiller toutes les maisons, une à une. Pétrone appuierait sa requête et les recherches commenceraient dès aujourd’hui.

Acté lui répondit:

– Prends bien garde que, le jour où César l’aurait retrouvée, elle soit à jamais perdue pour toi.

Vinicius fronça les sourcils.

– Que veux-tu dire?

– Écoute, Marcus! Hier, dans les jardins du palais, Lygie et moi avons rencontré Poppée, avec la petite Augusta portée par la négresse Lilith. Le soir, l’enfant est tombée malade, et Lilith prétend que l’étrangère lui a jeté un sort. Si l’enfant recouvre la santé, ils oublieront; autrement, Poppée la première accusera Lygie de sorcellerie, et, si on la retrouve, tout salut sera perdu pour elle.

Après un silence, Vinicius opina:

– Peut-être, en effet, a-t-elle jeté un sort à l’enfant… Elle m’a bien ensorcelé, moi.

– Lilith assure qu’aussitôt nous avoir dépassées, l’enfant s’est mise à pleurer. C’est vrai! Je l’ai entendue pleurer. Sans doute elle était malade auparavant. Cherche donc Lygie, Marcus! Mais ne parle pas d’elle à César tant que l’enfant ne sera pas guérie; ce serait provoquer la vengeance de Poppée. Ses yeux ont déjà assez versé de larmes à cause de toi; et que tous les dieux préservent sa tête infortunée.

– Tu l’aimes, Acté? – demanda Vinicius d’une voix morne.

Des larmes perlèrent aux yeux de l’affranchie.

– Oui, j’ai appris à l’aimer.

– Parce qu’elle ne t’a pas, comme à moi, rendu haine pour amour!

Acté le regarda, hésitante, ou bien voulant s’assurer de sa sincérité, puis elle lui dit:

– Homme emporté et aveugle, elle t’aimait.

Vinicius bondit, comme rendu fou par ces paroles:

– Ce n’est pas vrai!

Elle le haïssait. D’où Acté pouvait-elle savoir? Lygie, dès le premier jour d’intimité, lui avait-elle donc avoué? Et qu’était-il donc, cet amour qui préférait la vie errante, l’incertitude du lendemain, peut-être même une mort misérable, à une maison décorée de verdure, où l’attendait l’amoureux en fête? Qu’on ne lui dise pas cela, ce serait à en perdre l’esprit. Il n’eût pas donné cette jeune fille pour tous les trésors du Palatin, et elle s’était enfuie. Quel amour était-ce que celui qui avait peur de la volupté et soif de la souffrance? Qui pouvait comprendre cela? Qui pouvait l’expliquer? S’il n’était soutenu par l’espoir de la retrouver, il se jetterait sur son glaive. L’amour se donne et ne se reprend pas. Chez les Aulus, à certains moments, il avait pu croire à un bonheur prochain. Mais il était maintenant convaincu qu’alors elle le haïssait déjà, comme elle le haïssait aujourd’hui, comme elle mourrait, avec la haine au cœur.