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Elle se mit à fredonner un vieux succès d’Edith Piaf. Lina ne chantait pas très bien, mais sa voix était juste. En souriant, Philippe reprit au refrain. Il possédait une voix beaucoup plus belle que celle du Presidente, beaucoup plus académique surtout. Lorsqu’il était jeune, Philippe avait pris des cours de chant chez un ancien baryton de l’Opéra-Comique et, pendant quelques mois, il avait envisagé de faire une carrière dans le bel canto. Mais il manquait de persévérance. Tout au long de sa vie, et dans tous les domaines, malgré ses qualités, il avait renoncé à ses entreprises.

Ravi, le Presidente écoutait en dodelinant la tête. Sirella ne bronchait pas. Mais quand Philippe cessa de chanter, pour la première fois depuis leur départ elle se retourna furtivement et lui adressa un demi-sourire plein de contentement. Le jeune homme en fut tout remué.

— Pourquoi n’as-tu jamais chanté ? questionna Lina d’une voix enamourée.

— J’ai chanté, rectifia-t-il. Mais il y a si longtemps… Ma voix est en friche maintenant.

— Pas du tout. Continue !

Il se fit prier parce que cela l’ennuyait. Il n’éprouvait aucune satisfaction à pousser la romance convenablement.

— On m’avait toujours dit que les hommes chantaient en se rasant, poursuivit Lina, mais toi tu échappes à la règle. Je ne t’avais jamais entendu. C’est un de tes mystères, Philippe.

Elle lui caressa la jambe d’un geste tendrement provocant.

— Je n’ai pas de mystères, s’insurgea le garçon. Si la plupart des hommes chantent en se rasant, ils ne se rendent pas compte qu’en même temps ils rasent les autres en chantant. J’ai horreur de faire du bruit, voilà tout.

Lina insista et il consentit à interpréter le grand air de Figaro. Au début, il ferma les yeux, non pour se concentrer, mais pour fuir l’attention amoureuse de Lina. Il aurait chanté plus volontiers pour les deux Italiens. Avec Giuseppe et sa fille, on pouvait tout se permettre, y compris les fausses notes. Mais la personnalité de sa compagne l’oppressait. Lorsqu’il se risqua à rouvrir les yeux, il vit ceux de Sirella qui le fixaient dans le rétroviseur. Elle essaya de les lui dérober, comme elle l’avait fait naguère, mais la fascination qu’il exerçait sur elle était trop forte et le pudique regard fauve revint se poser dans le petit rectangle de glace comme un oiseau qui s’enhardit. Alors Philippe chanta pour elle. Elle le comprit et rougit.

~

Ils firent halte dans la région de Martina Franca et déjeunèrent dans une albergo modeste. Sirella commanda des spaghetti ainsi que son père ; ils les mangèrent assez vilainement, suivant la méthode italienne qui consiste à aspirer les pâtes, la bouche presque au ras de l’assiette. Le Presidente dégustait bruyamment en produisant un bruit de succion. Bien qu’elle fût plus mesurée, Sirella usait du même procédé.

Ses lèvres étaient barbouillées de sauce tomate et, quand elle avait la bouche trop pleine, elle tirait sur les interminables spaghetti avec ses doigts pour les rompre.

Lina, qui avait le cœur sensible, adressa une grimace à Philippe.

— Le repas des fauves, murmura-t-elle.

La jeune fille s’arrêta de mastiquer. Elle vit que la Française l’observait et devina sa répulsion. Alors elle posa sa fourchette, essuya violemment sa bouche avec sa serviette et quitta la table. Son père crut qu’elle se rendait aux toilettes et ne réagit pas immédiatement. Mais, ne la voyant pas revenir, il s’excusa et sortit.

— Un peu névrosée sur les bords, la fille du Presidente, remarqua Lina.

— Tu as une façon de te ficher d’elle, soupira Philippe.

— J’ai horreur des gourdes, même si elles sont jeunes et jolies. C’est comme les enfants, ça me tape sur les nerfs.

Il ne dit rien et acheva son escalope du bout des dents. Giuseppe revint, l’air très ennuyé.

— Excusez ma petite fille, dit-il. Elle est trop intimidée pour prendre ses repas en votre compagnie. Je me suis efforcé de lui inculquer les bonnes manières, mais mes bonnes manières et les vôtres, ça fait deux ! C’est une enfant fière. Elle a honte de sa gaucherie…

Il s’assit et but son verre de chianti pendant que Philippe traduisait à sa maîtresse.

Lorsqu’il se tut, le Presidente poursuivit :

— Dorénavant, elle mangera des sandwiches dans la voiture.

— Mais c’est ridicule ! s’insurgea Philippe. Va la chercher, Lina. Parle-lui. Tu la regardes depuis le départ avec des yeux de croque-mitaine !

Lina écarta une mèche blonde qui dansait devant son beau regard ironique.

— Tu ne veux tout de même pas que j’aille m’agenouiller devant cette idiote en la suppliant de venir bâfrer ses nouilles à ma table !

— Les idiotes, ça s’apprivoise, Lina.

— Je ne suis pas dompteuse. Le jour où ça m’amusera je mettrai une veste à brandebourgs et des bottes cirées.

— Tu es ignoble !

— Répète !

Le regard clair de Lina venait de s’assombrir. Il était presque mauve soudain.

— Si ma fille importune la Signora, je peux lui dire de prendre le train pour rentrer à la maison ? proposa le Presidente d’un ton lugubre.

Philippe haussa les épaules.

— Pas question ! répondit-il.

— Qu’est-ce qu’il a dit ? interrogea Lina.

— Rien !

— Il a parlé de train, treno, c’est le train, n’est-ce pas ?

Philippe repoussa son assiette.

— C’est marrant tout de même, que tu restes banquise sous ce soleil, Lina.

Il quitta la table et sortit. Le taxi était stationné sous un frêle toit de cannisse qui le zébrait d’ombres rectilignes. Sirella avait repris sa place et pleurait en silence. Il s’approcha, passa sa main valide par la portière et la posa sur les cheveux de Sirella.

Elle sursauta et recula pour fuir le contact.

— Mademoiselle, murmura-t-il dans un souffle.

Il avait parlé français et ce « Mademoiselle » la calma mieux que n’auraient su le faire les plus suaves paroles. Elle le regarda à travers ses larmes. Philippe vit qu’elle avait une peau d’une incroyable douceur.

— Vous vous souvenez de moi ? demanda-t-il.

Sa question la surprit. Elle eut un froncement de sourcils.

— Un jour, sur le port… Nous écoutions la même musique, moi dans ma voiture et vous près de votre panier de noix de coco. C’était le matin de mon accident. Je vous ai regardée, je vous ai souri ; mais vous avez détourné les yeux. Peut-être que si vous aviez répondu à mon sourire je n’aurais pas eu cet accident.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

C’était le premier mot qu’elle proférait. Il aima sa voix. C’était une voix grave et ferme.

— Ce serait trop long à vous expliquer. Quand l’accident s’est produit, je n’étais pas dans mon état normal. Je me sentais triste à mourir… Oui, à mourir, comprenez-vous ?

Il ne sut pas si elle avait compris ou non le sens profond de cette confidence ; en tout cas, il vit qu’elle réagissait.

— Pourquoi avez-vous quitté la table ?

— Parce que je mange mal et que la dame se moquait de moi !

— C’est faux, mentit le jeune homme.

— Si, s’obstina Sirella. Elle m’en veut d’être ici. Mon père me disait qu’elle était gentille et joyeuse, mais ce n’est pas vrai. Je veux rentrer à la maison !

Il rit, ce qui surprit la jeune fille.

— Vous savez ce que ça me rappelle, Sirella ? Lorsque j’étais tout petit garçon, je suppliais mon père de m’emmener à la pêche avec lui. Je ne le voyais jamais partir, car il se levait avant l’aurore ; mais je le voyais revenir et j’étais impressionné par son attirail et les poissons qu’il rapportait. Je l’ai tant imploré qu’un jour il a accepté que je l’accompagnasse. Il m’a réveillé alors qu’il faisait encore nuit. Je me souviens du café au lait tiède dans le silence cafardeux de notre petit appartement ; et puis des rues vides et glacées de l’aube ; aussi d’un train de banlieue qui sentait le charbon et dont les banquettes collaient. Il y avait des mégots par terre. Des types mal réveillés qui crachaient. J’ai somnolé. Nous sommes descendus dans une petite gare dont je ne me suis jamais rappelé le nom. Le jour gris se levait, avec son emballage de brouillard. Nous avons suivi un petit chemin plein d’ornières et bordé de cabanes rafistolées avec des boîtes de conserves aplaties. Et soudain il y a eu la rivière. C’aurait pu être très beau ; c’était très laid : une eau sale, une berge pelée jonchée de vieux papiers… Alors je me suis mis à pleurer et j’ai dit : « Je veux rentrer à la maison », un peu comme vous venez de le dire.