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Il se changea tant bien que mal. Il s’étonnait que cette étreinte ne lui eût pas apporté d’exaltation. Il n’était même pas attendri à l’idée qu’il venait de révéler l’amour à une fille ; pis : il n’en éprouvait aucun orgueil de mâle.

Lorsqu’il quitta la chambre à son tour en trimbalant sa valise de cuir, il ne s’était jamais senti plus seul, plus fragile ni plus méprisable.

Des cuisiniers pouffèrent dans son dos, peut-être étaient-ils allés écouter à la porte de la chambre ou regarder par le trou de la serrure ? Il courba le dos, passa très vite le long du fourneau funèbre, dans une pénible odeur de sauce tomate aigre et d’huile chaude.

Quand il déboucha dans la salle, il vit deux motards debout devant la table du Presidente. Leurs imperméables verts faisaient deux flaques sur le sol de marbre. Sirella, assise près de son père, jeta à Philippe un coup d’œil éperdu.

« C’est pour moi », songea-t-il.

Ferrari désigna Philippe aux flics d’un hochement de menton. Ils se tournèrent alors vers lui et le considérèrent avec intérêt, mais sans hostilité. L’un était râblé et grassouillet, il avait des lèvres de prélat et un regard de gros gamin somnolent. L’autre, au contraire, était grand et superbe, avec un visage allongé, des favoris bruns qui frisaient légèrement, des dents éclatantes et des yeux noirs comme deux trous.

— Pardonnez-nous, Signor, d’interrompre votre voyage, mais nous allons vous demander de nous accompagner jusqu’à l’hôtel de police voisin pour certaines vérifications.

Philippe posa sa valise et s’assit devant un petit plat émaillé où deux œufs refroidissaient.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

Le beau motard sourit hypocritement.

— C’est à la demande de la police de Pescara que nous sommes chargés de vous… intercepter ; nous ignorons pourquoi !

« Reste calme ! se dit Philippe. Tu as tout ton temps. Ce n’est pas eux qui contrôlent la situation, mais toi ! »

Il sourit au Presidente navré dont la moustache pantelait d’émotion.

— Vous me permettez, messieurs, de manger mes œufs ?

Les motards acquiescèrent.

— Je peux vous offrir quelque chose ?

Ils secouèrent négativement la tête et gagnèrent le comptoir d’acajou où ils commandèrent deux espressi.

— Vous voyez que j’avais raison, chuchota le Presidente.

Philippe mangea ses œufs avec moins de difficulté qu’il ne le redoutait. Il but coup sur coup deux pleins verres d’un petit vin blanc fruité et appela le serveur afin de régler la note. Sirella ne le perdait pas du regard. On eût dit qu’elle cherchait à lui insuffler du courage.

— Ne vous tracassez pas, tout ira bien, lui dit-il en se levant.

Il avait tellement appréhendé d’affronter le Presidente après ce qui venait de se passer dans la chambre du serveur que l’intervention des motards lui paraissait providentielle.

— Messieurs, je suis à vous !

La pluie avait enfin cessé. Un oiseau gazouillait dans un platane malingre. Les motards enfourchèrent leurs bolides et déchaînèrent la foudre d’un coup de talon dartagnanesque. Le petit gros ouvrit le cortège, le Presidente, vert de honte, se faisait minuscule derrière son volant. Le beau flic ferma la marche en caracolant sur son coursier d’acier. Philippe vit le personnel du restauroute, aligné derrière la grande baie en rotonde, qui les regardait rebrousser chemin. Il se demanda alors si le bonheur ce n’était pas d’avoir une livrée bleue et de fourbir un percolateur au bord d’une route.

~

Ils auraient pu profiter de cette provisoire intimité retrouvée pour parler, mais comme au début de la matinée, ils ne trouvèrent rien à se dire. D’autorité, Sirella s’était installée près de Philippe sur la banquette arrière. Ce fut elle qui lui prit la main et qui la tint dans la sienne en un geste de possession désespéré.

Ils retrouvèrent la place mal pavée et sa fontaine à la margelle verte. Des algues gluantes pendaient du bec de fer. Il sembla à Philippe qu’il n’avait pas vu cette fontaine depuis très longtemps et quelle appartenait au décor d’un passé mort.

Il descendit du taxi et rejoignit les motards occupés à placer leurs bolides sur leurs lève-roue fourchus.

— Venez aussi ! lança le beau flic à Ferrari et à sa fille.

Cela ressembla à ces visites mortuaires au cours desquelles les arrivants se groupent sans oser se parler et se font silencieusement des politesses. Ils gravirent le perron et les policiers s’effacèrent pour laisser passer Sirella, mais ce fut le Presidente qui entra le premier.

Ils pénétrèrent dans un vaste local puant le vieux bois, la sueur et le drap mouillé. Quelques flics en uniforme discutaient, accoudés à un long comptoir de bois. D’autres, en civil, tapaient à la machine avec cette lenteur des dactylographes occasionnels. Un poste à transistors diffusait de la musique douce, mais personne ne l’écoutait.

Le beau motard désigna une banquette de bois aux voyageurs, puis, se penchant pardessus le comptoir, dit quelques mots à un petit homme maigre et malpropre. Ce dernier leva les yeux en direction du trio. Il paraissait soucieux ou malade. Il se leva, poussa du genou un portillon à ressort pratiqué dans le comptoir et s’en fut frapper à une porte peinte en noir.

Les motards ôtaient leurs gants de cuir qu’ils fourraient dans leur ceinturon. Le grassouillet sourit à Sirella.

Cet univers dépaysait Philippe. Il n’avait plus l’impression de se trouver en Italie.

— Courage, murmura la jeune fille. Il faut lutter !

— Lutter, lutter, lutter ! récita Philippe.

La porte noire s’entrouvrit et le petit homme malingre passa sa tête d’oiseau déplumé dans l’entrebâillement.

— Monsieur, je vous prie ! glapit le policier dans un français redondant.

Il désignait Philippe. Au moment où il se leva, Sirella lui serra le bras.

— Je t’aime, chuchota-t-elle.

Philippe marcha courageusement vers le secrétaire. S’il devait aller au supplice un jour, ce serait de ce pas fataliste.

Le petit homme le fit pénétrer dans une pièce repeinte en clair depuis très peu de temps.

Un grand jeune homme blond et grave qui écrivait à un bureau à cylindre se leva pour accueillir l’arrivant.

— Parlez-vous italien ? demanda-t-il en italien.

— Assez bien, je pense, répondit Philippe.

Le jeune homme blond le complimenta d’un sourire et de la main fit signe au secrétaire bilingue qu’il n’aurait pas besoin de lui.

— Je suis navré de vous créer ce contretemps, reprit-il lorsque son adjoint eut refermé la porte. Ce ne sera pas long. Vous êtes bien monsieur…

Il prit une fiche sur son bureau et déclina l’identité de Philippe. Philippe approuva et se laissa tomber dans le fauteuil canné qu’on lui désignait.

— Puisque vous parlez notre langue, vous devez à plus forte raison la lire, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

Le jeune homme rafla un crayon bleu dans un vieux plumier d’écolier et cerna d’un cercle l’article du journal.

— Lisez donc cela, conseilla-t-il.

Philippe se força à relire le papier.

Pendant ce temps le policier se remit à écrire d’une plume rapide sur une rame de papier ministre.

Il vit Philippe abaisser son journal et sourit en coin sans cesser d’écrire.

— Alors ? demanda-t-il.

Philippe posa le journal sur le bureau.

— Ce Signor Ciggli n’aurait pas dû être architecte, mais romancier, déclara-t-il calmement.