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Son interlocuteur termina son paragraphe et déposa sa plume. Puis il examina l’extrémité de ses doigts comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas tachés d’encre.

— Vous trouvez sa déclaration intempestive ?

— Plutôt ridicule, murmura Philippe. Ma femme qui, en fait, n’est que mon amie, a repris le train hier soir, le fait doit être je pense facilement contrôlable ; quant au sang de la serviette, c’est celui d’un gamin qui saignait du nez. C’est même à la demande du garçon de cabines de la plage que j’ai fourni cette serviette. J’aimerais que la police de Pescara recueille d’urgence son témoignage.

Il était charmé par son calme autoritaire. Il n’accédait à cette sorte de plénitude que dans les instants critiques.

— Permettez ? murmura l’officier de police en décrochant son téléphone.

« La police de Pescara ! » jeta-t-il au standardiste.

Il attendit en souriant à Philippe. Ils étaient en sympathie et ne cherchaient pas à se le dissimuler.

Le vibreur de l’appareil retentit. Le policier décrocha et se nomma.

Il annonça à son collègue qu’il avait dans son bureau le Signor en question et retransmit fidèlement la déposition de Philippe.

— J’ai l’impression que notre grand architecte a profité de ses vacances pour faire du roman policier, dit-il. Allez questionner le garçon de cabines en vitesse car je ne voudrais pas retenir ce monsieur trop longtemps.

Il raccrocha et proposa son paquet de cigarettes à Philippe. Philippe en prit une et le policier la lui alluma.

— Vous vous êtes cassé le bras ?

— En auto, dans les Pouilles. Un virage raté…

— C’était quoi comme voiture ?

— Une Mercédès.

Le garçon blond sourit.

— Avec une Lancia, ça ne vous serait pas arrivé, fit-il.

— Vous êtes très jeune, ne put s’empêcher de remarquer Philippe.

— Ça dépend : j’ai trente ans !

— Vous faites moins !

— Tant mieux, pourvu que ça dure !

Ils rirent ensemble. Philippe souffla sa fumée et la regarda flotter dans le bureau.

— Vous habitez Paris ?

— Oui.

— Ah ! Paris, soupira le policier d’un air extatique.

— Vous connaissez ?

— Pas encore, mais je connais une Parisienne ! Elle vient en vacances par ici chaque année.

Son ton et son sourire laissaient penser que ses relations avec la Parisienne ne devaient pas être platoniques.

— Elle habite boulevard…

Il dit un nom composé, mais dut le répéter une demi-douzaine de fois avant que Philippe comprenne qu’il s’agissait du boulevard de Latour-Maubourg.

Philippe se dit qu’il devait marquer quelque indignation à propos de l’architecte Ciggli.

— Ce monsieur s’imagine que j’ai égorgé mon amie ? demanda-t-il.

L’autre secoua la tête.

— Peut-être. Il vous a trouvé bizarre.

Il détailla Philippe attentivement, par jeu, en plissant les yeux, comme un expert examine un objet à identifier.

— Très franchement, il m’a produit une impression identique, affirma Philippe.

Ils fumèrent deux autres cigarettes. Philippe raconta ses vacances, parla des sites qu’il aimait, des plats qu’il avait appréciés. Un vrai copain !

Le téléphone ronfla.

— C’est sûrement Pescara, fit l’officier de police.

Il décrocha et adressa à Philippe un signe de confirmation. Après quoi il se contenta d’écouter.

Au fur et à mesure que son correspondant parlait, le visage du garçon blond s’empourprait. À la fin il explosa :

— Je vous trouve un peu légers à Pescara ! S’il suffit de la déclaration d’un jobré pour vous faire mobiliser toute la police du territoire, vous vous préparez des tas d’ennuis.

Il raccrocha violemment et soupira.

— Ils lisent trop de bandes dessinées. Je vous prie de les excuser, Signor. J’espère que vous ne nous en voudrez pas ?

« J’ai gagné ! exulta intérieurement Philippe. À cause du coup de la serviette ils n’auront pas l’idée d’aller enquêter à la gare ! »

Maintenant il avait du temps devant lui. Assez pour aménager son avenir. Il eut une sensation de puissance qui le grisa comme un bon vin.

— Si vous étiez moins sympathique, je prendrais peut-être mal la chose, dit-il. Mais dans le fond je la trouve plutôt amusante et cela me fera une anecdote savoureuse à raconter !

Le jeune homme blond lui tendit la main.

— Je souhaite que votre amour de l’Italie n’en soit pas altéré.

Il le raccompagna dans la salle commune. En voyant les deux hommes rire et plaisanter, les Ferrari poussèrent un soupir de soulagement. Sirella se dressa, les yeux étincelants. Elle avait dû prier à en perdre la raison car sa ferveur rayonnait encore sur son visage.

Philippe cessa de sourire en la voyant. Il lui sembla que cette liberté recouvrée, il la devait à Sirella. Ils allaient rebrousser chemin, se marier, partir, former un couple, faire des enfants, travailler…

Tout se déroulait très vite, très vite.

La volonté de Sirella, l’amour de Sirella, l’énergie de Sirella traceraient sa nouvelle route. C’est elle qui referait la vie de Philippe. Elle et non lui.

Il porta la main à son cou, comme pour se dégager de l’étreinte d’un lasso.

— Qu’avez-vous ? demanda le policier.

Le matin, devant le passage à niveau fermé, Philippe avait brusquement « reconnu » l’instant qui allait suivre. Il avait su que le Presidente lui tendrait le journal, comme il avait su ce que contenait le journal. Le train hurlant dans la campagne mouillée, l’air sévère du Presidente, tout cela était inscrit devant lui et il n’avait eu qu’à « prendre en marche » ce moment critique. Voilà qu’un phénomène presque identique se reproduisait ; voilà qu’il reconnaissait le local sombre et malodorant de la police, les dactylographes maladroits, les motards verdâtres, le commissaire blond et doux comme le destin, le Presidente assis avec le pouce gauche planté dans la poche supérieure de sa veste et sa fille pathétique qui s’apprêtait à l’entraîner à travers la vie.

Elle semblait comprendre ce qui se passait en lui et faisait « non » de la tête, comme on fait « non », comme on crie « non » à l’homme debout sur la fenêtre du cinquième au moment où il flirte avec le vertige avant de se confier au vide qui l’appelle.

Philippe recula à l’intérieur du bureau et l’officier de police le suivit, troublé, inquiet, croyant qu’il était victime d’un malaise.

Sirella s’avança vers eux afin de l’aider encore, afin de lui tendre la main qui, une fois de plus, pouvait le retenir au bord de l’abîme.

— Non ! cria Philippe.

Il se jeta contre la porte, comme dans la cabine, lorsque Lina voulait l’empêcher de partir. L’armature qui soutenait le plâtre se tordit et il eut très mal dans toute l’épaule.

Le rat n’avait-il pas éprouvé une douleur plus violente encore lorsqu’il l’avait lapidé, là-bas, sur les berges de la rivière fangeuse ?

« C’est comme un rendez-vous mystérieux que nous aurions avec je ne sais qui, quelque part dans le temps et l’espace ! »

Elle ne s’était pas trompée. Son rendez-vous à elle c’était avec la mort, son rendez-vous à lui, c’était avec un rat.

Un pauvre rat d’Italie, assassiné dans l’espoir que l’odeur de sa mort couvrirait celle de son passé.

CHAPITRE XXI

Le soleil était revenu lorsque Giuseppe et sa fille sortirent de l’hôtel de police après avoir signé leur déposition.