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Et puis on se quitte lorsque la Poupette des polders est revenue, le cul trempé comme une autoroute sous la pluie (et il y passe à peu près autant de monde, selon ce que j’ai compris).

Moi, sur l’instant, qu’on se dise bye-bye, je crois pour de bon que c’est d’adieu qu’il s’agit. Je me doute pas une broque de seconde que d’ici quelques heures… Mais n’anticipons pas, comme disait Jules Verne.

Il est maintenant dix heures of the soir. Venise, c’est sa vraie apothéose cette heure-là. Le moment qu’elle se pare de ses plus doux atours comme on dit puis dans la littérature pour masturbé encéphalique. Les lumières, les pans d’ombres sur les canaux mystérieux, les lanternes… vénitiennes. Les gondoles noires avec juste un minuscule bout de loupiote à la proue et des amoureux quinquagénaires et kodakeux-flasheurs sur les sièges somptueux comme des fauteuils d’apparat, les barcarolles, les gondoles en troupeaux compacts qui passent lentement, tandis qu’un gonzier de service pousse la goualante en s’accompagnant à l’accordéon, oui, tout cela compose une espèce de féerie qui a la naïveté mais la vigueur aussi d’un chromo célèbre. Combien de bonnes ménagères, à Denain ou Pithiviers, soupirent en matant une vue de Venise piquée sur leur buffet de cuisine ?

Bérurier, tout enchiffronier de par son coup fourré trop tôt défourré me suit, l’oreille, la barrette et la queue basses en grattant des écailles accrochées à sa soutane.

Il grommelle « Où ça va, tout ça ? ». Ce soir, malgré Venezia et ses fastes de carte postale, il doute du devenir de l’homme, le Gros. L’humanité lui paraît mal arrimée et il craint des faillites plus précoces qu’annoncées.

— Alors on y va, chez ton comte ?

— Yes, Father !

— On risque de se faire recevoir compagnons, tout curés qu’on soye déguisés…

— Oui : on risque. Mais notre boulot ne consiste-t-il pas à risquer ?

Il me répond que de tels arguments ressemblent à un constat de faillite et que la connerie humaine est indélébile, ce dont je me doutais déjà avant lui. Il était naguère partant pour un coup de force, mais son humeur a changé, comme tombe le vent atlantique devant les voiles flasques, contraignant les blancs barlus à des pantèlements négatifs. Voilà : il est devenu négatif.

Alors je raboue :

— Hé, dis, l’artiste, je force personne. J’irai seul chez le comte.

Et je presse le pas pour semer ce sac de grognes. Il ne se laisse pas prendre à mon humiliante riposte :

— Pauvre con ! laisse-t-il tomber dans la nuit vénitienne.

On cesse de s’arracher des plumes. La vie en commun, c’est toujours ainsi : des coups d’épingles, des égratignures, des pincées de sel sur de menues plaies. Et en temps opportun, on se réfugie dans le silence afin de se refaire une santé.

Je gagne un embarcadère où deux gondoliers se racontent avec les mains les mésaventures survenues à deux de leurs collègues quelques heures précédentes. On monte dans l’embarcation du premier en lui demandant de nous godiller jusqu’au palais du comte Fornicato. Il s’empresse, déférent devant nos belles robes noires.

Le clapotis de l’eau, si doux en cette nuit tiède, se répercute le long des façades obscures. J’admire la maestria du gars qui pilote son interminable barlu avec un art souverain, réunissant l’exploit de le faire virer d’un canal étroit dans un autre canal plus étroit encore, sans effleurer les angles des maisons ; se baissant pour passer sous les petits ponts pourtant très bas, et lançant aux carrefours ce cri destiné à prévenir de son arrivée fantomale : « Oh yé. » Deux syllabes graves, venues du fond des âges.

Au bout de quelques virées dans les rios obscurs, on débouche sur le Grand Canal triomphal, où ça chante et accordéone sous des guirlandes de lumières multicolores. Et j’ai la surprise de constater que nous voici pile devant le palais du comte. Deux lanternes éclairent son ponton. La lourde porte à double battant est close.

Je carme le piroguier, et on lui fait un grand geste terre-neuvesque pour lui prendre congé.

— Si on essayerait d’entrer sans frapper ? suggère Big Pomme, toujours à l’affût de la mode.

J’examine la lourde proposée à mes dons fricfraqueurs. Tu parles d’un morcif ! C’est pas avec une épingle à cheveux que tu risques de craquer une pareille tirelire. Mon sésame est dérisoire devant un tel monument. Faudrait une armada de pieds-de-biche et de crics.

Non, il n’est pas d’autre alternative que de jouer franc-jeu.

Alors j’empoigne le heurtoir de bronze que ça représente une tête de bélier sarcastique et « braoum braoummmmmmm » j’éveille les échos intérieurs du palais.

Un bon moment s’écoule avant qu’on se manifeste. Enfin, au premier, derrière une forte grille de fer forgé scellée en avancée devant une fenêtre à meneau, la tache pâle d’un visage se produit et une voix femelle demande ce qu’on veut.

Voix ancillaire. Voix servante. Voix soumise, mais seulement à son maître, et donc prête à s’interposer entre lui et l’importunité.

Moi, subtil si tu savais, je prends une intonation tellement onctueuse qu’elle te filerait une crise de foie.

— Nous sommes mandés par l’évêché pour rencontrer le comte Fornicato, il s’agit d’une affaire de la plus grande urgence et d’une importance capitale.

— Monsieur le comte est sorti.

— Il importe que nous attendions son retour.

— Mais… à cette heure.

— Si vous nourrissez quelque inquiétude, téléphonez à l’évêché, je suis le père Sanantonio et voici M. le chanoine Beruzzi de la congrégation des frères de la Sainte-Bouffe.

Mon ton tranquille, ma totale sérénité ont raison des doutes de la servante.

— Je descends vous ouvrir, promet-elle.

Et ainsi se termina donc le premier chapitre à injection directe de ce livre tellement remarquable qu’il te serait impossible de ne pas le remarquer.

CHAPITRE DEUX

DANS LEQUEL IL SE PASSE DES CHOSES COMME T’EN AS PEUT-ÊTRE DÉJÀ VU MAIS C’ÉTAIT PAS DANS LE MÊME BOUQUIN

Elle est descendue nous ouvrir, selon la promesse formelle qu’elle a faite depuis cette merveilleuse fenêtre grillagée du premier étage.

Elle nous a ouvert.

Et donc, nous pénétrons en ce palais du comte Fornicato où se trouvent rassemblées tant et tant et tant encore de richesses que pour toutes te les énumérer, il faudrait que je sollicite un catalogue de mon éditeur, lequel catalogue dépasserait en épaisseur celui de Manufrance, et alors tu juges un peu du prix de revient ? A combien faudrait te passer le prix de vente du Santantonio, dès lors ? Déjà qu’on barbote en pleine inflation, merde, ces cons ! Hein ? Tu vois pas, en annexe à « Remets ton slip, gondolier ! », un superbe catalogue sur couché, avec planches en couleurs et descriptif détaillé ? Yayaille, M. Fleuvenoir, ce qu’y me casserait ! Déjà qu’on travaille au knout dans la maison. Que si t’as un jour de retard dans la remise d’un manuscrit, on te retient tes droits sur les seize z’ouvrages suivants pour t’apprendre que l’exactitude c’est la politesse des imprimeurs ! C’est pas le mauvais homme, m’sieur Fleuvenoir, mais son vice, c’est qu’il bat les auteurs. Juste ça. Tous les jours, on perçoit des hurlements en provenance de son bureau, comme quoi il met un de ses bourrins au pli. Remarque, ensuite, t’as toujours une gentille escr’taire qui accompagne le gus à la pharmacie du coin, ou bien chez le docteur quand y a besoin de points de soudure, comme dit Béru. Et c’est la maison qui douille les frais d’hospitalisation quand y en a — ça arrive.

Bon, alors en gros, pas charger, je te dis que le palais à mon comte est aussi un musée, qu’il est tout en marbre à l’intérieur, et bourré à craquer de tout ce qui se fait de plus coté, de plus coûteux, de mieux doré. Des statues d’albâtre, de porphyre de genoux, de branque, d’humus, de proue, de soupe, de plâtre, d’asphyxie, d’éléphant, de cavalier équestre, de Sodome, de commode, de benêt, de queue, de caoutchouc, de praline, de bonze, de bronze, de bonze en bronze bronzé, de métacarpe, de sardine à l’huile d’olive et tout ça, encore plus, rien d’assez, tout en trop-beau authentique, garanti, séquestré, étiqueté, numide, persan, sexuel, galvanisé. Et des toiles, dis ! Des tableaux de peinture, comme exprime le Gros, non pas de maîtres, mais de génies : cent vingt Raphaël, douze Martini, cinquante-trois Fra Diavolo, douze Fra Angelico, un Fra Gonard, un Rubens dans les cheveux, un Van Dyck porteur du maillot jaune, six Léonard de Vinci en ordre de marche, un Titien tout frisé, huit Giotto en cour d’Assise, un David représentant Goliath, un magnum de Champaigne, un portrait en pied de Mussolini par Vélasquez, et j’en passe, et des meilleurs, et des plus rarissimes ! T’arrives, tu ne sais plus où mettre les yeux, les pieds, les mains, ton cul. T’es là, terrassé par cette fantastique accumulante de trésors. Tu passes d’une vitrine à un tableau, d’une statue à un bois polychrome. Les tapis sont si évidemment précieux que tu voudrais marcher sur les mains. Les tapisseries si sans aucun doute anciennes que t’as peur de les effilocher en les regardant trop fort.