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Enfin t’imagines un peu, non ?

Mais bon, d’abord, que je te raconte la personne qui vient nous accueillir. Une brave dadame en longue chemise de nuit sur laquelle elle a enfilé un manteau de lainage. Elle porte, tiens-toi bien, un bonnet de dentelle. Il y a certains problos de dentier à résoudre au niveau de son clapoir, car ça branle au manche lorsqu’elle cause trop vite, comme si ses dominos arrivaient pas à lui suivre le débit, tu comprends ? Sa parole bascule par-dessus ses incisives quand elle abonde.

Elle nous regarde, se signe en deux exemplaires, ajoute un paraphe dans la marge et nous demande comment il se fait que, et pourquoi est-ce qu’on.

Je lui chuchote, dans la touffe de poils artichesques qui défendent son tympan, qu’il s’agit d’une affaire gravissime. C’est uniquement parce que le comte est comte que le clergé vénitien, dont l’épiscopat n’appartient pas au parti communiste, ce qui devient rare, nous a chargés de mission.

— Quelle mission ? veut savoir la vioque en branlant des mandibules.

— Secret d’Etat.

Elle baisse le ton.

— Oh mon Dieu, s’agirait-il des mœurs du comte ?

Tiens, on en apprend à toute heure. Quelles mœurs il se trimbale donc, monsieur le comte ? Il en chope ? Il en bouffe ? Il en donne ? Ou quoi ? Comment ? Par où ? Avec qui ?

Je rassure cette pauvre dame anxieuse. Elle doit servir chez les Fornicato depuis Marignan, et alors elle a ses racines furtives dans cette grande famille, fatalement.

— Non, non, ne craignez rien !

— Ah, bon…

Elle se signe et promet une chiée de Pater garnis d’Avé à sainte Caramelle, sa patronne, manière de la remercier.

— Est-ce à propos…

Là, elle hésite, prend peur, se retranche dans un mutisme farouche.

— Vous disiez, ma bonne femme ?

Pour l’encourager, créer des liens amitieux entre nous, je la bénis à la va-vite. Ça ne peut pas lui faire de mal. Et d’abord pourquoi un simple quidam n’aurait-il pas le droit de bénir son prochain ? Pourquoi ma bénédiction n’aurait-elle point en haut lieu les mêmes vertus que celle de Sa Sainteté, par exemple ? Lui, il les file à la chaîne, ses bénédictions, avec un porte-clés de Saint-Pierre et un poster géant du Saint-Esprit. Elles peuvent pas être empreintes d’ondes protectrices réelles. C’est son salut militaire, le pape, toc en long, toc en travers et passons la monnaie !

Tandis que mes bénédictions, mézigue, elles me partent du cœur, des tripes. M’arrive, parfois, ma Félicie, que je la bénisse. Sans qu’elle s’en gaffe. Tiens, tandis qu’elle tourne un roux devant son fourneau ou qu’elle cueille des roses pompons à notre tonnelle pour décorer la table. Poum ! l’envie me chope. Je la bénis à la sauvette, dans son dos. Note que j’sus con de me cacher, ça lui ferait plaisir au contraire de voir ça. Mais c’est toujours ce sale orgueil, qu’on appelle le respect humain pour se donner des raisons d’être lâche dans ses hardiesses spirituelles.

Là, ma bénédiction est motivée, comme ils disent, ces cons. Tiens, y a également « sophistiqué » comme mot à la mode : tout est sophistiqué : les avions, les moulins à légumes, les installations de climatiseurs. Sophistiqué ! Mon transistor japonouille l’est. Mes chemises d’été. Y a que mon paf qui reste simple et sans détour.

Cette croix tracée dans sa direction la met en émoi, la vieille vestale.

Je n’ai plus qu’à insister :

— Vous disiez, ma chère enfant ?

Mon enfant ! A elle qui pourrait être ma mère-grand. Elle n’hésite plus :

— Ce n’est pas à propos des étrangers ?

Je joins les mains, baisse les yeux. Récite tout bas des choses.

Elle s’enflamme :

— C’est à cause d’eux, n’est-ce pas ?

— Si nous trouvions un endroit discret pour causer, ma chère fille ?

Et comment !

Elle cramponne le bas de sa limouille, assure ses deux paquets de varices dans ses mules papales.

— Suivez-moi ! Suivez-moi !

On lui file le train, ce qu’est pas duraille (la bataille duraille, comme dirait Clément) car elle trottinoche, Mémé, sur les grandes dalles marmoréennes.

Le hall est grand comme le Petit Palais, et le petit salon qui lui succède comme le Grand. Les statues deviennent de plus en plus gigantesques. Y en a une, surtout, superbe, taillée en haut-relief, qui représente François Ier attrapant la vérole à Naples, et dont on ne peut s’empêcher d’admirer la perfection.

Mme Caramella nous conduit à l’office. C’est l’endroit le moins prestigieux du palais, mais c’est le sien. Enfoncé, quasiment au-dessous du niveau de la mer, avec juste deux œils-de-beuf au ras du plaftard. On dirait plutôt des chiottes publiques en pleine négligence. Les murs sont couleur de merde, et le sol aux carreaux brisés, incertain sous les pas, ressemble à celui d’une demeure abandonnée. Une immense table pour réfectoire de couvent occupe le centre du local. Des bancs la longent.

— Asseyez-vous donc, mes bons pères.

Les bons pères obtempèrent.

— Vous boirez bien quelque chose ?

Oui, ils. En l’occurrence, elle nous sert une dégueulasserie de sa fabrication, à base d’écorce d’orange, de marc, d’essence de térébenthine.

Elle est radieuse quand on lui dit que nous n’avons jamais rien bu de semblable, ce qui est la plus stricte vérité. Aussi démarre-t-elle sans se faire prier. Et alors pour ne pas te faire languir par trop, je te vas résumer l’essentiel d’un récit cahotique, à ricochets, riche en pointillés et soupirs de toute nature.

Caramella, c’est la vieille nounou du comte, lequel, contrairement à ce que j’imaginais, est un tout jeune homme. Cézigue, au travers des mots tendres de la vieillarde, m’apparaît comme étant une vigoureuse pédale, nantie d’aminches plus ou moins douteux, et menant une existence que la comtesse de Ségur affirmerait dissolue si, au lieu d’écrire ses conneries, elle avait rédigé les miennes.

Au début de l’année, le palais prenant de la gîte, des travaux de réfection furent entrepris. Il s’agissait d’injecter des soutènements de béton dans ses fondations lacustres. Au cours du travail, l’entreprise fit une découverte étrange ; en l’eau cul rance, un coffre-fort très ancien, aux dimensions impressionnantes.

L’énorme caisson d’acier gisait, à demi immergé dans les vases vénitiennes, encroûté d’une gangue épaisse. A l’aide de palans et de chaînes, on le hissa au sec.