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— À cause du meurtre du précédent damoiseau ?

— En effet. Et ce n’est pas tout : nous avons eu, il y a deux ans, un fils qui semblait beau et bien constitué et qui cependant n’a point vécu ; il est mort à trois mois dans d’affreuses convulsions. Les enfants en bas âge y sont souvent exposés et les mires ont déclaré que c’était simple malchance. Mais depuis dame Philippa n’a pu concevoir. En outre, elle est parfois sujette à des malaises qui ont toujours lieu chaque fois que je me suis approché d’elle.

— C’est d’une grande tristesse… Mais pourquoi y aurait-il une relation avec la mort de son serviteur ?

— Là où j’en suis, je dois tout dire car vous l’apprendriez vite. Un mauvais bruit m’est revenu selon lequel mon épouse désespérant d’avoir un enfant de moi se serait… accordée à lui. Le chagrin qu’elle a montré à sa mort a renforcé ce bruit. Si dans un avenir proche il arrivait malheur à la baronne, c’est moi que l’on accuserait de l’avoir tuée…

— Mais… pourquoi ?

— Pour pouvoir épouser une autre femme… plus jeune et plus avenante. Ce qui, je tiens à vous le dire, ne peut en aucun cas effleurer mon esprit ni mon cœur.

Renaud avait encore dans l’oreille l’accusation lancée par dame Philippa à propos d’une dame de… ou du… il n’avait pas retenu le nom.

— Et qui oserait accuser Votre Seigneurie ?

— Mon beau-frère, le puissant comte de Dammartin qui aime fort sa sœur et pense que je la traite mal. Il y a aussi mon propre frère et il n’est pas impossible que ces deux haines se rejoignent. Voilà pourquoi vous devrez veiller de très près sur celle qui devient votre maîtresse. Et aussi sur vous-même, mais dans quelque temps. On ne saurait vous accuser d’être son doux ami alors que vous arrivez. Cela dit, je ne laisserai ici que des serviteurs dévoués sur lesquels vous pourrez compter. Pensez-vous toujours pouvoir remplir la lourde tâche que je vous confie ?

Il allait de l’honneur de répondre par l’affirmative et c’est ce que fit Renaud. Pourtant il trouvait cette histoire de plus en plus étrange. Frère Adam qui savait bien des choses devait cependant ignorer ce qui se passait au juste dans le bel hôtel tout neuf où il l’avait amené et plus encore quel poids de responsabilités allait retomber sur ses épaules. Il y avait jusqu’à ces confidences incroyables faites à un blanc-bec inconnu par un si haut personnage qui ne fussent à la limite du normal. Cependant Renaud ne pouvait se défendre d’une réelle sympathie pour son nouveau seigneur. Sa tristesse comme son inquiétude n’étaient pas feintes, il en aurait juré. Fallait-il en conclure qu’il fût dans une si grande détresse qu’il préférât placer sa confiance dans un jeune inconnu plutôt que dans un de ses nombreux écuyers, valets et autres gens déjà éprouvés qui composaient sa maison ?

Renonçant pour l’instant à dénouer cet écheveau un peu trop embrouillé, Renaud pensa que le mieux était de faire son service aussi exactement que possible et inaugura ses nouvelles fonctions en accompagnant dame Philippa et Flore d’Ercri à l’église proche de Saint-Jean-en-Grève promue paroisse du quartier depuis une vingtaine d’années pendant que l’on reconstruisait à de plus vastes dimensions la vieille chapelle Saint-Gervais-Saint-Protais. Elles allaient y entendre vêpres et s’y rendirent à pied – c’était si près ! –, voilées comme il convenait à de nobles dames.

La simple cérémonie qu’il suivit en habitué édifia fort Renaud. Le comportement de ceux qu’il allait servir était peut-être un peu bizarre mais la piété de ces femmes ne pouvait être mise en doute. Les voiles relevés, il put observer la ferveur de leurs prières. Même la belle suivante dont les manières lui étaient apparues si hardies offrait aux lumières de l’autel un visage empreint d’une grande dévotion. Quant à l’épouse de Raoul, elle ne songeait pas à cacher les lourdes larmes qui glissaient de ses paupières closes sur une douleur qui devait être profonde. Il put admirer aussi la grande générosité avec laquelle, au sortir de l’église, elle fit aumône aux nombreux miséreux qui s’y pressaient…

Le matin suivant Coucy partit pour son grand château du Nord, avec seulement son écuyer et une escorte réduite afin d’enlever le moins possible de protection à sa femme. À l’intention du nouveau damoiseau il laissa Gilles Pernon avec lequel celui-ci lia plus étroitement connaissance et put meubler, grâce à son enseignement, une journée qui sans cela eût été bien morose. Philippa, en effet, ne quitta son logis que pour entendre la messe, occupa son temps à broder et filer avec ses femmes, et ne le fit pas appeler. Renaud s’attendait, non sans inquiétude, qu’elle lui demande de chanter ou de dire quelque poème mais il n’en fut rien. Et les heures s’étirèrent, pesantes. Jusqu’à la demoiselle d’Ercri qui semblait préoccupée et lui adressa à peine la parole. Le lendemain, la journée commença d’identique façon : après la messe, il demanda les ordres et on lui répondit de faire ce qui lui convenait mais de rester à disposition. Heureusement il y avait Gilles Pernon, sans cela il eût été réduit à tourner en rond dans la cour, au verger où les bourgeons commençaient à se montrer et entre la salle d’armes et le réduit qu’on lui avait attribué comme logis près des écuries. Il n’avait même pas le droit d’aller à la découverte de la grande ville qu’il sentait bourdonner autour de lui et dont l’activité le faisait rêver.

Il était déçu. Tellement qu’après avoir ferraillé pendant une heure avec le vieux sergent et alors qu’ils se rafraîchissaient tous deux dans un pot de bière, il ne put s’empêcher de s’en plaindre :

— Est-ce là ce que je vais avoir à faire de mon temps ? soupira-t-il. Dans ces conditions dame Philippa avait raison de ne point vouloir remplacer le sire de Ferienne !

— En ce moment, répondit Pernon en torchant sa moustache, elle reçoit une marchande de mode et son cordouannier. Vous préféreriez vous trouver au milieu des femmes et de leurs chiffons au lieu de vous délasser tranquillement en ma compagnie ?

— Dieu m’en préserve ! Mais je croyais l’escorter par la ville et aussi au palais du Roi puisque c’est afin de pouvoir s’y rendre souvent que nous restons en ce lieu. En vérité, ajouta-t-il avec un nouveau soupir, je commence à penser qu’il m’aurait mieux convenu de me faire Templier !

— En dehors de réciter des dizaines de « Pater » et d’aller à l’église six fois le jour, leur vie n’est guère plus drôle que celle-ci ! Ils vaquent, bien sûr, à de nombreuses occupations et certains sont fort savants mais ils n’en mènent pas moins une existence austère. Paris est loin de la Terre Sainte et la vie n’y est pas semblable.

— C’est pourtant là que je voudrais aller. Ou plutôt retourner puisque j’y suis né. Au lieu de cela me voici damoiseau d’une baronne mélancolique. Si encore j’avais pu suivre le baron Raoul !

— Et servir à Coucy ! Pour le coup me voici d’accord avec vous. Coucy est le plus grand, le plus puissant, le plus beau château qui soit en ce bas monde ! Et nous irons bien un jour. En attendant, dit-il avec un bon sourire qui lui plissa toute la figure, consolez-vous en pensant que vous avez à garder notre maîtresse ! C’est déjà quelque chose, n’est-ce pas ?

— Sans doute, sans doute ! Eh bien, attendons !

Il n’eut pas à attendre longtemps. Au souper, Philippa lui ordonna de faire préparer sa litière et des porteurs de torches, de s’armer et de faire choix de tel compagnon qui lui conviendrait.

— Partons-nous en voyage ? demanda-t-il, surpris par l’heure tardive.

— Où prenez-vous cela ? Je n’ai point parlé de bagages. Nous allons dans le quartier d’Outre-Petit-Pont et, comme nous y allons après le couvre-feu, il est bon de prendre quelques précautions.