» La raison en est, bien sûr, que Rama n’a pas eu le temps de se réchauffer après avoir atteint une température proche du zéro absolu, c’est-à-dire moins deux cent soixante-dix degrés. Or, à mesure qu’il s’approche du soleil, l’enveloppe extérieure est déjà presque aussi chaude que le plomb fondu. Mais l’intérieur va rester froid tant que la chaleur n’aura pas traversé ce kilomètre de roc.
» Il existe une sorte de dessert fourré à la glace, mais dont l’extérieur est bouillant… Je ne me rappelle plus son nom…
— Une omelette norvégienne. C’est malheureusement la conclusion favorite des banquets offerts par les Planètes unies.
— Merci, sir Robert. Telle est donc, sur Rama, la situation, mais elle ne saurait durer. Durant toutes ces dernières semaines, il n’a cessé d’être graduellement pénétré par la chaleur du soleil, et nous nous attendons, dans les heures qui viennent, à une rapide élévation de la température. Cela en soi n’est pas un problème ; au moment même de l’indispensable repli, la chaleur sera rien de moins que confortablement tropicale.
— Alors, quelle est la difficulté ?
— Deux mots me suffiront pour répondre, monsieur l’ambassadeur. Les ouragans.
LE BORD DE LA MER
Il y avait à présent plus de vingt hommes et femmes dans Rama. Six d’entre eux étaient sur la plaine, tandis que les autres transbordaient équipements et provisions par le système de sas jusqu’au pied de l’escalier. Le vaisseau lui-même était presque désert, seule une équipe aussi réduite que possible étant restée à son bord. La plaisanterie du moment était que le vaisseau était en réalité aux mains des quatre singes et que Goldie avait été momentanément promu au rang de commandant.
Pour ces premières explorations, Norton avait arrêté un certain nombre de règles fondamentales. La plus importante datait des tout premiers jours de l’avènement de l’homme à l’espace. Chaque groupe, avait-il décidé, devrait comprendre une personne d’expérience. Mais pas plus d’une seule. De cette façon, il serait donné à chacun d’apprendre aussi vite que possible.
Ainsi donc, le premier groupe à partir pour la mer Cylindrique, bien que conduit par le médecin-commandant Laura Ernst, possédait son propre vétéran de la veille, le lieutenant Boris Rodrigo, qui revenait tout juste de Paris. Le troisième membre, le sergent Pieter Rousseau, avait fait partie de l’équipe de soutien du Moyeu ; il était expert en équipements de reconnaissance spatiale, mais pour cette mission, il lui faudrait se fier à sa seule bonne vue et à un petit télescope portatif.
Du pied de l’escalier Alpha au bord de la mer, il y avait juste un peu moins de quinze kilomètres, ce qui, compte tenu de la faible gravité de Rama, équivalait à huit kilomètres terrestres. Laura Ernst, qui devait montrer qu’elle appliquait ses propres préceptes, menait le train d’un pas vif. Ils s’arrêtèrent trente minutes à mi-chemin, et ce fut le seul fait notable de cette marche sans histoire.
Il était également fastidieux de s’avancer sous le rayon du réflecteur dans l’obscurité sourde et mate de Rama. A mesure que la flaque de lumière progressait avec eux, elle s’étirait en une longue et étroite ellipse. Cette anamorphose de la lumière projetée était le seul signe visible de leur avance. Si, du haut du Moyeu, les observateurs ne leur avaient pas continuellement indiqué les distances franchies, les trois explorateurs n’auraient jamais pu dire s’ils avaient parcouru un kilomètre plutôt que cinq ou dix. Ils mettaient simplement un pied devant l’autre dans une nuit mille fois millénaire, sur ce qui paraissait être une surface métallique d’un seul tenant.
Mais, à la fin, un spectacle nouveau apparut aux confins de la lumière à présent faiblissante. Sur un monde normal, ç’aurait été un horizon ; tandis qu’ils en approchaient, ils constatèrent que la plaine qu’ils foulaient se terminait abruptement. Ils étaient à proximité du bord de la mer.
— Plus que cent mètres, annonça une voix depuis le Moyeu. Mieux vaut ralentir.
Bien que cela fût encore à peine nécessaire, ils avaient devancé le conseil. Un abrupt vertical de cinquante mètres séparait le niveau de la plaine de celui de la mer, si c’était bien une mer, et non encore une plaque de cette mystérieuse matière cristalline. Bien que Norton eût inculqué à chacun la méfiance à l’égard des apparences sur ce monde étranger, bien peu doutaient que la mer ne fût de glace réelle. Mais quelle explication donner au fait que la falaise de la rive sud était haute de cinq cents mètres, au lieu des cinquante de celle-ci ?
Ils auraient pu se croire au bord d’un monde prégaliléen ; leur ovale de lumière, coupé brutalement en avant d’eux, ne cessait de s’amenuiser. Mais au loin, sur l’écran curviligne de la mer, étaient apparues, monstrueusement déformées, leurs ombres qui avaient été les compagnes de chacun de leurs pas sous le faisceau du réflecteur, ils les ressentaient comme étrangères à eux-mêmes, maintenant que l’à-pic de la falaise les rejetait loin d’eux. Elles auraient pu être des créatures de la mer Cylindrique, s’apprêtant à accueillir ceux qui pénétreraient dans leur domaine.
La situation qu’ils occupaient au bord d’une falaise de cinquante mètres leur permettait pour la première fois d’appréhender la courbure de Rama. Mais un lac gelé dont la surface se refermait sur elle-même en un cylindre, cela ne s’était jamais vu ; la perception s’y égarait et l’œil s’évertuait à trouver une autre interprétation. Il sembla au Dr Ernst, qui avait autrefois travaillé sur les illusions d’optique, qu’elle y voyait une fois sur deux la courbe horizontale d’une baie, et non une surface qui s’élançait vers le ciel. Il fallait, pour accepter cette perception aussi vraie que fantastique, un réel effort de volonté.
Seul ce qui se trouvait exactement sur la ligne de fuite parallèle à l’axe de Rama gardait une apparence normale. Dans cette direction seulement s’accordaient logique et vision. Là, tout au moins sur quelques kilomètres, Rama paraissait plat, et était plat… Et, au loin, au delà de leurs ombres difformes et de la limite extérieure du faisceau de lumière, était l’île qui dominait la mer Cylindrique.
— Base du Moyeu, demanda par radio le Dr Ernst, pourriez-vous diriger le réflecteur sur New York ?
La nuit de Rama tomba soudain sur eux, tandis que l’ovale de lumière glissait sur la mer. A la pensée de la falaise désormais invisible à leurs pieds, ils reculèrent tous de quelques mètres. Puis, comme par quelque irréel changement de décor, les tours de New York jaillirent à leur vue.
La ressemblance avec le vieux Manhattan n’était que superficielle ; cet écho stellaire du passé de la Terre avait son identité propre, et singulière. A mesure que le Dr Ernst la regardait, se renforçait en elle la certitude que ce n’était en rien une ville.
Le vrai New York, comme toutes les habitations humaines, n’avait jamais été terminé. Ceci, en revanche, était tout de symétrie et de modules mais d’une organisation si complexe qu’elle décourageait l’esprit. Cela avait été conçu et planifié par une intelligence hautement directive, puis construit et achevé comme une machine vouée à quelque fonction précise. Après quoi, n’étaient plus possibles ni croissance ni changement.
Le rayon du réflecteur parcourut lentement ces lointains faits de tours, de dômes, de sphères enchevêtrées et de conduites entrecroisées. Par instants, une surface réfléchissante leur décochait un trait de lumière. Le premier de ces éclats les prit tous au dépourvu. C’était comme si, sur cette île étrange, quelqu’un leur faisait des signaux…