Mais tout ce qu’ils avaient devant les yeux pouvait se voir avec un plus grand luxe de détails sur les photographies prises depuis le Moyeu. Quelques minutes plus tard, ils appelèrent pour que la lumière revînt sur eux et, longeant le bord de la falaise, se mirent en marche vers l’est. L’hypothèse, fort plausible, avait été avancée qu’il devait bien y avoir, quelque part, descendant vers la mer, un quelconque escalier ou une rampe inclinée. Et une des femmes de l’équipage, navigatrice invétérée, avait émis un avis intéressant.
— Puisque mer il y a, avait annoncé le sergent Ruby Barnes, attendons-nous à trouver des docks, des ports, et des vaisseaux. On peut tout savoir d’une civilisation en étudiant la construction de ses bateaux.
Ses collègues pensèrent que c’était un point de vue bien partiel, mais qu’il avait le mérite d’être stimulant.
Le Dr Ernst avait presque abandonné toute recherche et s’apprêtait à effectuer la descente en rappel, lorsque le lieutenant Rodrigo repéra l’étroit escalier. On pouvait aisément passer sans le voir, car l’angle de la lumière laissait dans l’ombre la paroi de la falaise. Rien, de surcroît, ne signalait sa présence, pas même une main courante, et il semblait ne mener nulle part. Il descendait selon un angle assez raide les cinquante mètres d’à-pic, et disparaissait sous la surface de la mer.
Ils balayèrent de leurs lampes frontales la volée de marches, n’y décelèrent pas d’embûche, et le Dr Ernst reçut du commandant Norton l’autorisation de descendre. Une minute plus tard, elle posait un pied circonspect sur la surface de la mer.
Son pied glissa d’avant en arrière sans éveiller ni résistance ni frottement. Ce matériau se comportait exactement comme de la glace. C’était de la glace.
Lorsqu’elle la frappa de son marteau, les craquelures familières déployèrent leurs branches depuis le point de choc, et elle n’eut aucune difficulté à prélever autant de fragments qu’elle en désirait. Quelques-uns avaient déjà fondu lorsqu’elle présenta la boîte à échantillons à la lumière ; le liquide avait l’aspect d’une eau légèrement trouble. Elle le renifla précautionneusement.
— Pas de danger ? demanda Rodrigo depuis le bord de la falaise, et avec un rien d’inquiétude dans la voix.
— Ecoute, Boris, répondit-elle, la présence de germes pathogènes qui auraient échappé à mes détecteurs est aussi probable que la résiliation de nos contrats d’assurance la semaine dernière.
Mais Boris avait un argument. Malgré tous les tests effectués, un léger risque persistait que cette substance fût toxique ou porteuse de quelque maladie inconnue. En temps normal, le Dr Ernst n’aurait pas pris ce risque, si réduit fût-il. Mais là, le temps imparti était bref, et les enjeux énormes. Même si l’Endeavour devait être mis en quarantaine, ce serait un prix dérisoire à payer pour le savoir que renfermeraient ses flancs.
— C’est de l’eau, mais je ne me risquerais pas à en boire ; elle sent la vieille culture d’algues qui a mal tourné. Je meurs d’impatience de la porter au labo.
— La glace peut-elle nous supporter ?
— Elle est solide comme le roc.
— Nous pouvons donc aller à New York ?
— Tu crois ça, Pieter ? Tu as déjà essayé de faire quatre kilomètres à pied sur de la glace ?
— Oh… Oui, bien sûr. Imagine ce que dirait le Matériel si nous demandions des patins à glace ! Nous ne serions pourtant pas nombreux à savoir tenir dessus, si toutefois nous en avions à bord.
— Et ce n’est pas tout, intervint Boris Rodrigo. Vous rendez-vous compte que la température est déjà supérieure à zéro ? Cette glace va fondre avant peu. Combien y a-t-il d’astronautes capables d’un quatre mille mètres à la nage ? Pas moi, en tout cas !
Le Dr Ernst rejoignit ses compagnons au bord de la falaise et brandit triomphalement la petite éprouvette :
— C’est un bien grand déplacement pour quelques centimètres cubes d’eau sale, mais elle peut nous en apprendre plus que tout ce que nous avons rencontré jusqu’ici. Allez, on rentre.
Ils firent face aux lointaines lumières du Moyeu, et se remirent en route au lent galop qui s’était révélé être, par cette moindre gravité, la démarche la plus praticable. Ils se retournèrent souvent, attirés par l’énigme cachée de cette île, au centre de la mer gelée.
Une fois seulement, le Dr Ernst crut faiblement sentir un souffle de vent sur sa joue.
Mais une fois seulement et bientôt, elle n’y pensa plus.
KEALAKEKUA
— Vous n’êtes pas sans savoir, docteur Perera, dit l’ambassadeur Bose d’un ton de patience résignée, que nous sommes bien peu à partager vos connaissances en météorologie mathématique. Ayez donc pitié de notre ignorance.
— Avec plaisir, répondit l’exobiologiste sans être le moins du monde démonté. Je ne peux mieux faire que de vous dire ce qui va se passer, très bientôt, à l’intérieur de Rama.
» D’après les dernières informations que j’ai reçues, il n’y gèle déjà plus, et la mer Cylindrique ne va pas tarder à dégeler ; et, au contraire des étendues d’eau terrestres, elle va fondre du fond vers la surface. Cela peut avoir des effets assez étranges. Ce sont cependant les phénomènes atmosphériques qui m’inquiètent le plus.
» A mesure qu’il se réchauffe, l’air de Rama va se dilater, et va tenter de gagner les régions centrales de l’axe. Le problème est là. Au niveau du sol, l’air, bien qu’apparemment stationnaire, suit la rotation de Rama, à plus de huit cents kilomètres à l’heure. Mais, en montant vers l’axe, il va tenter de conserver cette vitesse. Sans, bien sûr, le pouvoir. Le résultat ? Des vents violents et une turbulence générale. Les vitesses atteintes seront, d’après mes estimations, de l’ordre de deux cents à trois cents kilomètres à l’heure.
» Notons que la Terre est le théâtre de semblables phénomènes. L’air chaud de l’Equateur, qui tourne à la vitesse même de la rotation de la Terre, à six cents kilomètres à l’heure, rencontre les mêmes problèmes lorsqu’il s’élève et se déplace vers le nord ou le sud.
— Ah oui, les alizés ! Je me souviens avoir appris ça en géographie.
— Exactement, sir Robert. Et je vous prie de croire que ce seront des alizés comme on en voit peu. Je crois qu’ils ne dureront que quelques heures, avant que se rétablisse, d’une façon ou d’une autre, un certain équilibre. En attendant, je conseillerais au commandant Norton de procéder, dès que possible, à l’évacuation. Voici le message que je propose d’envoyer.
Le commandant Norton se dit qu’avec un peu d’imagination, il aurait pu se croire dans un camp improvisé de nuit au pied de quelque montagne d’une région reculée d’Asie ou d’Amérique. Ce désordre de couchettes, de sièges et de tables pliants, la génératrice portative, l’éclairage, les toilettes électroseptiques et un équipement scientifique varié n’auraient pas paru déplacés sur Terre, d’autant qu’ici, des hommes et des femmes travaillaient sans équipement de survie.
L’installation du camp Alpha n’avait pas été une mince affaire, car il avait fallu tout transporter à la main à travers le système de sas, le faire glisser depuis le Moyeu jusqu’en bas de la pente, et là le récupérer et le déballer. A plusieurs reprises, les parachutes de freinage lâchèrent, et le chargement alla atterrir à un bon kilomètre plus loin sur la plaine. En dépit de cela, des hommes d’équipage avaient demandé l’autorisation de suivre le même chemin ; Norton avait fermement refusé. Il se réservait, toutefois, de revenir sur cette interdiction en cas d’urgence.