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Car, à trop voir les choses sous cet angle, se dégageait une troisième image de Rama, dont il se défendait avec angoisse. Il s’agissait du point de vue duquel, de nouveau, ce monde était un cylindre vertical, un puits ; mais maintenant, il se trouvait en haut, et non plus au fond, comme une mouche, marchant la tête en bas sur un plafond voûté avec, au-dessous, un vide de cinquante kilomètres. Chaque fois que Norton se sentait sournoisement assailli par cette image, il devait résister de toute la force de sa volonté pour ne pas s’agripper à l’échelle, dans un mouvement de panique irraisonnée.

Il était certain qu’avec le temps, ces craintes ne tarderaient pas à refluer. Les merveilles et l’étrangeté de Rama auraient raison de sa terrifiante solennité, du moins en ce qui concernait des hommes entraînés à affronter les réalités de l’espace. Peut-être ceux qui n’avaient jamais quitté la Terre, ni vu les étoiles l’entourer de toutes parts, n’auraient-ils pu supporter cette vue. Mais s’il en était qui pouvaient l’accepter, se dit Norton avec une sombre détermination, c’étaient bien le capitaine et l’équipage de l’Endeavour.

Il regarda son chronomètre. Cet arrêt n’avait duré que deux minutes, mais une vie entière en temps subjectif. Avec un effort tout juste nécessaire pour triompher de son inertie et de la gravité faiblissante, il entreprit de se hisser lentement le long des cent derniers mètres d’échelle. Au moment même de pénétrer dans le sas et de tourner le dos à Rama, il parcourut brièvement du regard l’intérieur de ce monde.

Il avait changé, et ce au cours des dernières minutes. De la mer montait une brume. Sur quelques centaines de mètres, les fantomatiques colonnes de vapeur étaient rabattues obliquement dans le sens de la rotation de Rama, puis elles se dissolvaient dans un écheveau de turbulences lorsque l’air violemment ascendant tentait de se débarrasser de sa vitesse superflue. Les alizés de ce monde cylindrique esquissaient leurs figures dans le ciel. Prête à se déchaîner, ç’allait être la première tempête qu’ait connue Rama depuis des temps immémoriaux.

UN AVERTISSEMENT DE MERCURE

Pour la première fois depuis des semaines, tous les membres sans exception de la Commission Rama avaient pu se libérer. Le Pr Salomon avait émergé des profondeurs du Pacifique où il avait pu étudier les travaux miniers le long de la grande faille mésocéanique. En outre, le Dr Taylor était réapparu, en même temps que devenait plausible dans Rama l’existence de choses plus pittoresques que de simples objets inanimés. Cela ne surprit personne.

Le président s’attendait à retrouver un Dr Carlisle Perera encore plus dogmatique et affirmatif que d’habitude, puisque s’était réalisée sa prédiction de l’ouragan raméen. Au grand étonnement de Son Excellence, Perera fut remarquablement discret et il accepta les félicitations de ses collègues d’un air aussi embarrassé que s’il l’était, pour une fois, réellement.

En fait, l’exobiologiste était profondément humilié. Le spectaculaire effondrement de la mer Cylindrique, bien que plus évident encore que la naissance de l’ouragan, lui avait complètement échappé. S’être rappelé que l’air chaud monte, mais avoir oublié que la glace se contracte en se réchauffant n’était pas un exploit dont il pût se sentir fier. Mais, ce moment pénible une fois surmonté, il retrouverait l’olympienne assurance qui caractérisait son état normal.

Lorsque le président lui offrit de prendre la parole en lui demandant quels autres changements climatiques il prévoyait encore, il prit bien soin de ne point trop s’avancer.

— Dites-vous bien, commença-t-il, que la météorologie d’un monde aussi étrange que Rama peut nous réserver d’autres surprises. Mais si mes calculs sont exacts, il n’y aura pas d’autres tempêtes et la stabilité ne tardera pas à s’instaurer. Jusqu’au passage à la périhélie, et au delà, la température va s’élever lentement mais cela ne nous concernera plus dans la mesure où l’Endeavour aura décroché depuis longtemps.

— Donc, le retour à l’intérieur devrait pouvoir se faire en toute sécurité ?

— Euh… probablement. Nous devrions en avoir la certitude dans quarante-huit heures.

— Il est impératif qu’ils y retournent, dit l’ambassadeur de Mercure. Nous devons amasser un maximum de connaissances sur Rama. La situation est maintenant tout autre.

— Nous voyons, je pense, où vous voulez en venir. Mais pourriez-vous préciser ?

— Certes. Nous avons supposé, jusqu’à présent, que Rama est inanimé, ou, à tout le moins, désemparé. Mais nous ne pouvons plus le considérer comme une épave. Même s’il ne transporte aucune forme de vie, il peut être commandé par des mécanismes autorégulés et programmés pour effectuer une quelconque mission, peut-être extrêmement néfaste pour nous. Aussi détestable cela soit-il, nous ne pouvons éluder le problème de l’autodéfense.

Il y eut un bruit confus de protestations, et le président dut lever la main pour rétablir le calme.

— Laissez Son Excellence terminer ! plaida-t-il. Même si elle nous déplaît, cette idée doit être étudiée sérieusement.

— Sauf le respect que je dois à l’ambassadeur, dit le Dr Taylor de sa voix la plus irrespectueuse, je pense que nous pouvons nous épargner la naïveté de croire à une intervention malveillante. Des créatures aussi évoluées que les Raméens doivent avoir une éthique en conséquence. Sinon, ils se seraient détruits eux-mêmes, comme nous avons été près de le faire au XXe siècle. Je l’ai parfaitement établi dans mon livre Ethos et cosmos. J’espère que vous en avez reçu votre exemplaire.

— Oui, merci, bien que je craigne que l’urgence d’autres problèmes ne m’aient pas permis d’aller au-delà de l’introduction. Toutefois, la thèse que vous y développez m’est familière. Nous pouvons n’avoir aucune intention malveillante à l’égard d’une fourmilière. Mais si elle se trouve là où nous voulons construire une maison…

— Vous avez peur, vous aussi, de la boîte de Pandore. C’est de la xénophobie interstellaire, rien d’autre !

Messieurs, je vous en prie ! Cela ne nous mènera nulle part. Monsieur l’ambassadeur, vous avez toujours la parole.

Le regard du président traversa trois cent quatre-vingt mille kilomètres d’espace pour fusiller Conrad Taylor qui se contint à regret, comme un volcan attendant son heure.

— Merci, dit l’ambassadeur de Mercure. Aussi peu probable que soit le danger, nous ne pouvons pas prendre de risques dès lors que l’avenir de l’espèce humaine est concerné. Et je dirais même que nous autres Hermiens sommes particulièrement concernés. Nous avons, plus que quiconque, des raisons de nous alarmer.

Le Dr Taylor grogna ostensiblement, mais un second regard furieux décoché depuis la Lune le remit à sa place.

— Pourquoi Mercure plutôt qu’une autre planète ? demanda le président.

— Observez la dynamique de la situation. Rama est déjà à l’intérieur de notre orbite. Nous ne faisons que supposer qu’il va contourner le soleil et se perdre à nouveau dans l’espace. Mais imaginez qu’il effectue une manœuvre de freinage. Dans ce cas, ce sera lors de son passage à la périhélie, dans trente jours environ. Chez nous, les savants disent que si tout le changement de vitesse s’effectue en ce point, Rama se trouvera placé sur une orbite circulaire à vingt-cinq millions de kilomètres seulement du soleil. De là, il dominerait tout le système solaire.

Il y eut un long silence que personne, pas même Conrad Taylor, n’interrompit. Tous les membres de la commission convenaient in petto que les Hermiens étaient des gens bien difficiles et qu’ils étaient fort pertinemment représentés par leur ambassadeur.