De l’avis quasi général, Mercure fournissait une bonne image de l’enfer, et la fournirait tant que rien d’autre ne se révélerait pire. Mais les Hermiens étaient fiers de leur bizarre planète, de ses jours plus longs que ses années, de ses doubles levers et couchers de soleil, de ses rivières de métal en fusion… En comparaison de quoi la colonisation de la Lune et de Mars n’avait été, pour ainsi dire, que des plaisanteries. Tant que l’homme ne se serait pas posé sur Vénus, si jamais il y parvenait, il ne connaîtrait pas d’environnement plus hostile que celui de Mercure.
Et voilà que ce monde se trouvait maintenant être, de bien des façons, la clé du système solaire. Rétrospectivement cela paraissait évident, bien que l’ère spatiale eût déjà un siècle d’âge lorsqu’on en prit conscience. Les Hermiens se faisaient fort de le rappeler.
Bien avant que les hommes eussent atteint la planète, l’aberrante densité de Mercure indiquait la présence d’éléments lourds. Malgré cela, grande avait été la surprise devant sa richesse qui avait fait reculer d’un millénaire toutes les craintes de voir s’épuiser les métaux essentiels à l’espèce humaine. Et ces trésors étaient on ne peut mieux situés, là où l’énergie du soleil était dix fois plus grande que sur la froide Terre.
Une énergie illimitée, et du métal à profusion : c’était Mercure. Ses grands lanceurs magnétiques pouvaient catapulter des objets fabriqués en n’importe quel point du système. Il pouvait également exporter de l’énergie, soit sous forme d’isotopes transuraniens synthétiques, soit sous forme de radiations pures. On avait même suggéré que les lasers hermiens pourraient un jour dégeler le gigantesque Jupiter, mais cette idée avait été fraîchement accueillie sur les autres mondes. C’était par trop tenter les démons du chantage interplanétaire que de mettre au point une technique capable de rôtir Jupiter.
Faire état de tels soucis en disait long sur l’attitude du plus grand nombre à l’égard des Hermiens. Ils étaient respectés pour leur dureté à la tâche et leur inventivité, admirés pour avoir conquis un monde aussi redoutable, mais ils n’étaient pas aimés. Quant à leur faire totalement confiance…
Dans le même temps, il était possible de comprendre leur point de vue. Les Hermiens, répétait-on en manière de plaisanterie, se comportaient parfois comme si le soleil leur appartenait en propre. Ils lui étaient liés par des sentiments ambivalents qu’on retrouvait chez les Vikings pour la mer, les Népalais pour l’Himalaya, les Esquimaux pour la toundra. Assurément, ils seraient au désespoir que quelque chose vînt s’interposer entre eux et la force naturelle qui dominait et réglait leurs vies.
Ce fut le président qui, pour finir, brisa le silence. Il se souvenait du soleil de l’Inde, et il frissonna en songeant à celui de Mercure. Il fallait prendre les Hermiens très au sérieux, bien qu’ils ne fussent à son avis que des rustres et de barbares techniciens.
— Je pense que votre argument n’est pas sans intérêt, dit-il lentement. Que proposez-vous, monsieur l’ambassadeur ?
— Voici. Avant de savoir quelle action entreprendre, nous devons avoir connaissance des faits. Nous connaissons la géographie de Rama — si toutefois ce terme est approprié — mais nous n’avons aucune idée de ses possibilités. La clé de tout le problème est ceci : Rama possède-t-il un système de propulsion ? Peut-il changer d’orbite ? Je serais très intéressé de savoir ce qu’en pense le Dr Perera.
— J’ai beaucoup réfléchi à la question, répondit l’exobiologiste. Il est clair que l’impulsion initiale a dû être donnée à Rama par un quelconque dispositif de lancement, mais cela pourrait aussi bien être une fusée externe. S’il doit s’avérer qu’il possède un système de propulsion, nous n’en avons pas trouvé trace. Nous avons la certitude que l’enveloppe extérieure ne porte aucune tuyère de fusée ou quoi que ce soit de semblable.
— Elles pourraient être dissimulées.
— Certes. Mais alors, quelle serait leur efficacité ? Et où sont les réservoirs de propergols, les sources d’énergie ? L’enveloppe principale est pleine — nous l’avons sondée au séismomètre. Tous les vides de l’hémisphère Nord sont le fait des seuls systèmes de sas.
» Reste l’extrémité sud de Rama, que le commandant Norton n’a pu atteindre en raison du bras, ou plutôt de l’anneau d’eau large de dix kilomètres. Le pôle Sud porte toutes sortes de mécanismes bizarres et de structures — mais vous avez vu les photos. Quant à leur nature, personne ne l’a encore devinée.
» Ce dont je suis raisonnablement sûr est ceci. Si Rama possède un système de propulsion, il s’agit de quelque chose qui dépasse complètement nos connaissances actuelles. Pratiquement, il faudrait que ce soit le mirifique Espace Moteur dont les gens discutent depuis deux cents ans.
— Vous n’écartez donc pas cette hypothèse ?
— Absolument pas. Si nous pouvons prouver que Rama fonctionne sur Espace Moteur — même si nous n’apprenons rien de son mode de fonctionnement — ce serait, en soi, une découverte de la plus haute importance. Au moins nous saurions qu’une telle chose est possible.
— En quoi consiste l’Espace Moteur ? demanda l’ambassadeur de la Terre d’une voix affligée.
— C’est, sir Robert, n’importe quel système de propulsion qui ne fait pas appel au principe de la fusée. L’anti-gravité — si elle est possible — ferait joliment l’affaire. Pour l’instant, nous ne savons pas où chercher cette forme motrice, et la plupart des savants s’interrogent sur son existence.
— Elle n’existe pas, intervint le Pr Davidson. Newton l’a démontré. Action sans réaction, c’est impossible. Vos espaces moteurs sont des absurdités. Vous pouvez me croire.
— Vous avez peut-être raison, répliqua Perera avec une suavité inaccoutumée. Mais si Rama ne fonctionne pas sur Espace Moteur, c’est qu’il n’a pas de moteur du tout. Simplement parce que la place manque pour un système de propulsion conventionnel qui implique d’énormes réservoirs de carburant.
— Il est difficile d’imaginer qu’un monde entier a été lancé à la volée, dit Dennis Salomon. Qu’arriverait-il aux éléments qu’il contient ? Tout aurait été démantelé par l’accélération. C’est un inconvénient majeur.
— Disons que l’accélération a pu être très faible. C’est l’eau de la mer Cylindrique qui poserait le plus gros problème. Comment l’empêcher de…
La voix de Perera s’éteignit soudain et ses yeux s’exorbitèrent. Il sembla près d’avoir une crise d’épilepsie, ou d’angine de poitrine. Ses collègues lui jetèrent des regards alarmés. Puis, aussi soudainement, il reprit son aspect habituel, frappa du poing sur la table et hurla :
— Bien sûr ! Voilà qui explique tout ! La falaise de l’hémisphère Sud, je la comprends, maintenant !
— Moi pas, grommela l’ambassadeur de la Lune, résumant l’opinion de tous les diplomates présents.
— Regardez cette coupe longitudinale de Rama, poursuivit passionnément Perera en dépliant sa carte. Vous en avez tous un exemplaire ? La mer Cylindrique est fermée par deux falaises qui encerclent tout l’intérieur de Rama. Celle du nord n’est haute que de cinquante mètres. Celle du sud, par contre, est haute de près d’un demi-kilomètre. Pourquoi une telle différence ? Personne n’a été capable de l’expliquer valablement.
» Mais supposez que Rama soit capable de se propulser lui-même, accélérant le nord, si je puis dire, en avant. L’eau de la mer tendra à reculer par rapport à ce mouvement. Le niveau, au sud, s’élèverait, peut-être de plusieurs centaines de mètres. D’où cette falaise. Voyons…