Perera se mit à griffonner furieusement. Après un moment invraisemblablement bref — vingt secondes, tout au plus —, il leva les yeux d’un air de triomphe.
— Connaissant la hauteur de ces falaises, nous pouvons calculer l’accélération maximale que peut se permettre Rama. Si elle excédait deux centièmes de la gravité terrestre, la mer se déverserait sur tout le continent sud.
— Un cinquantième de G ? Ce n’est pas considérable.
— Si — pour une masse de dix millions de mégatonnes. Il n’en faut pas plus pour des manœuvres à l’échelle astronomique.
— Soyez vivement remercié, docteur Perera, dit l’ambassadeur de Mercure. Vous nous avez donné d’abondants sujets de réflexion. Monsieur le président, pouvons-nous instamment demander au commandant Norton d’examiner la région du pôle Sud ?
— Il fait de son mieux. Bien entendu, il se heurte à l’obstacle de la mer. Ils essaient de construire une sorte de radeau, pour atteindre au moins New York.
— Le pôle Sud est peut-être encore plus important. J’ai l’intention, entre-temps, de porter l’affaire à la connaissance de l’assemblée générale. Ai-je votre accord ?
Il n’y eut pas d’objections, pas même du Dr Taylor. Mais au moment précis où les membres de la Commission allaient couper la communication, sir Lewis leva la main.
Le vieil historien parlait rarement, et lorsque cela arrivait, tout le monde écoutait.
— Supposez que Rama se révèle… actif, et soit doté de ces possibilités. Selon un vieux dicton du monde militaire, la capacité n’implique pas nécessairement l’intention.
— Combien de temps devrons-nous attendre pour être éclairés sur ces intentions ? demanda l’Hermien. Lorsque nous le serons, il risque d’être beaucoup trop tard.
— Il est déjà trop tard. Nous ne pouvons plus rien tenter pour faire obstacle à Rama. Et je me demande si nous l’avons jamais pu.
— Je n’admets pas ce raisonnement, sir Lewis. Nous pouvons faire bien des choses encore, si cela devient nécessaire. Mais il nous reste terriblement peu de temps. Rama est un œuf cosmique que les rayons du soleil commencent à réchauffer. Il peut éclore d’un moment à l’autre.
Le président de la Commission regarda l’ambassadeur de Mercure avec un étonnement non simulé. Rarement il avait été aussi surpris au cours de sa carrière diplomatique.
Même dans un moment de délire, il n’aurait jamais cru un Hermien capable d’une telle flambée d’imagination poétique.
LE LIVRE DE LA RÉVÉLATION
Quand un de ses hommes l’appelait « mon commandant » ou, pire encore, « monsieur Norton », il y avait toujours quelque chose de grave à la clé. Il ne se rappelait pas que Boris Rodrigo se fût déjà adressé à lui de cette manière : ce devait donc être doublement grave. Même en temps normal, le lieutenant de vaisseau Rodrigo était un homme extrêmement grave et posé.
— Quel est le problème, Boris ? demanda-t-il lorsque la porte de la cabine se fut refermée derrière eux.
— J’aimerais avoir l’autorisation, mon commandant, de me servir du canal prioritaire du vaisseau pour envoyer un message en direct à la Terre.
Bien que non sans exemple, cette démarche était inhabituelle. Les communications de routine passaient par le plus proche relais planétaire — Mercure pour l’instant —, et bien que le retard à la transmission ne fût que de quelques minutes, il fallait fréquemment cinq ou six heures pour que le message arrivât sur le bureau de son destinataire. Dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, cela suffisait amplement ; mais, lorsque les circonstances l’exigeaient, il était laissé à la discrétion du capitaine d’employer des canaux plus directs, et donc plus coûteux.
— Vous savez, bien sûr, que vous devez me donner une raison valable. Tout notre potentiel radio est déjà embouteillé par la transmission des données. Est-ce un problème personnel urgent ?
— Non, mon commandant. C’est bien plus important que cela. Je veux envoyer un message à l’Eglise mère.
Bigre, se dit Norton, comment dois-je le prendre ?
— Je serais heureux que vous vous expliquiez.
La demande de Norton n’était pas suscitée par la seule curiosité, encore qu’elle en fût indubitablement une des causes. S’il donnait à Boris la priorité qu’il demandait, il aurait, lui, à justifier sa décision.
Les yeux bleus et sereins étaient rivés aux siens. Il n’avait jamais vu Boris se défaire de sa maîtrise de soi ni paraître autrement que parfaitement assuré. Tous les cosmochrétiens étaient ainsi. C’était un des bénéfices qu’ils tiraient de leur foi, et cela contribuait à en faire de bons cosmonautes. Il arrivait parfois que leur certitude aveugle fût précisément peu supportable pour les malheureux à qui n’avait pas été apportée la révélation.
— C’est au sujet de la destination de Rama, mon commandant. Je pense l’avoir découverte.
— Continuez.
— Vous connaissez la situation. Voilà un monde complètement vide et dépourvu de vie, et pourtant propre à la vie humaine. Il y a de l’eau, et une atmosphère que nous pouvons respirer. Venant d’un point très éloigné de l’espace, il s’est dirigé droit sur le système solaire, ce qui, si c’est un simple hasard, est tout à fait incroyable. Et non seulement il semble être neuf, mais comme s’il n’avait jamais servi.
Nous avons ressassé ce raisonnement des dizaines de fois, se dit Norton. Qu’est-ce que Boris pourrait y ajouter ?
— Notre foi nous enseigne d’attendre une telle visite, bien que nous ne sachions pas exactement quelle forme elle revêtira. La Bible donne des indications. Si ce n’est pas le retour du Christ sur Terre, ce peut être le Jugement dernier, le premier étant celui qui relate l’histoire de Noé. Je crois que Rama est une arche cosmique, envoyée à nous pour sauver… ceux qui sont dignes de l’être.
Dans la cabine du capitaine, le silence s’éternisa. Ce n’était pas que Norton fût en peine de mots, mais plutôt que les questions se pressaient dans sa tête : il ne savait lesquelles poser sans être indélicat.
Pour finir, il fit remarquer, d’une voix aussi douce et neutre que possible :
— C’est une vision des choses intéressante, et, bien que je ne partage pas vos convictions, elle me semble très séduisante.
Ce n’était, de sa part, ni hypocrisie ni flatterie ; débarrassée de ses oripeaux mystiques, la théorie de Rodrigo était au moins aussi convaincante que les dizaines d’autres qu’il avait entendu échafauder. Supposons que quelque catastrophe soit sur le point d’accabler l’espèce humaine, et qu’une intelligence supérieure en soit consciente ? Cela expliquerait tout, impeccablement. Il n’en resterait pas moins quelques points à élucider…
— Permettez-moi quelques questions, Boris. Dans trois semaines, Rama se trouvera à la périhélie ; puis il contournera le soleil et quittera le système solaire aussi vite qu’il y est entré. Cela ne laisse guère de temps pour un Jugement dernier, ou pour le transbordement de ceux qui sont… élus, de quelque façon que cela se passera.
— C’est vrai. Aussi, lorsqu’il atteindra la périhélie, Rama devra-t-il décélérer et se placer sur une orbite d’attente, dont l’aphélie sera probablement tangente à celle de la Terre. Puis il pourrait encore modifier sa vitesse, et opérer un rendez-vous avec la Terre.
L’argument avait de quoi ébranler. Effectivement, si Rama avait voulu rester dans le système solaire, il ne s’y serait pas pris autrement. Le meilleur moyen de décélérer était d’approcher autant que possible le soleil, et, là, d’effecteur la manœuvre de freinage. S’il y avait du vrai dans la théorie de Rodrigo, ou une variante de celle-ci, on le saurait bientôt.