— Autre chose, Boris. Qui est aux commandes de Rama ?
— Aucune doctrine ne se prononce à ce sujet. Ce pourrait n’être qu’un robot. Ou bien… un esprit. Cela expliquerait l’absence de toute vie biologique.
L’Astéroïde hanté : Pourquoi cette phrase avait-elle surgi des profondeurs de sa mémoire ? Puis il se rappela une histoire idiote, lue des années auparavant. Il pensa que mieux valait ne pas demander à Boris s’il ne la connaissait pas aussi. Il était douteux que ses goûts le portassent vers ce genre de lectures.
— Je vais vous dire ce que nous allons faire, Boris, dit Norton qui, soudain, trancha.
Il voulait en finir avec cet entretien avant qu’il devînt épineux, et pensa qu’il était tombé sur un compromis avantageux.
— Pourriez-vous résumer vos vues en moins de, disons, un millier de bits ?
— Oui, je le pense.
— Et si vous arrivez à lui donner l’aspect d’une stricte théorie scientifique, je l’enverrai, par le canal prioritaire, à la Commission Rama. Simultanément, un exemplaire sera transmis à votre Eglise, et tout le monde sera content.
— Merci, mon commandant, je suis sensible à votre geste.
— Oh, je ne fais pas cela pour me donner bonne conscience. J’aimerais simplement voir comment la Commission prendra cette théorie. Même si je ne suis pas d’accord avec vos conclusions, vous avez peut-être mis le doigt sur quelque chose d’important.
— Eh bien, le passage à la périhélie nous renseignera.
— Oui, nous serons renseignés.
Lorsque Rodrigo fut parti, Norton appela la passerelle de commandement et donna les autorisations nécessaires. Il pensait avoir assez adroitement réglé le problème. Et après tout, si Boris avait raison…
Il venait peut-être d’augmenter ses chances de figurer parmi les élus.
APRÈS LA TEMPÊTE
Alors que les hommes parcouraient la filière désormais familière du système de sas Alpha, Norton se demanda s’ils n’avaient pas laissé la prudence céder devant l’impatience. Pendant quarante-huit heures — deux précieuses journées —, ils avaient attendu à bord de l’Endeavour, prêts à partir immédiatement si les circonstances l’exigeaient. Mais il ne s’était rien passé ; les appareils laissés dans Rama n’avaient rien détecté d’inhabituel. Et, comble de frustration, la caméra de télévision en action sur le Moyeu avait été aveuglée par un brouillard dense qui avait réduit la visibilité à quelques mètres et commençait tout juste à se dissiper.
Lorsqu’ils actionnèrent la dernière porte de sas, et qu’ils se retrouvèrent flottant dans le réseau de câbles de guidage qui entourait le Moyeu, Norton fut d’emblée frappé par la différence de lumière. Ce n’était plus ce bleu dur et cru, mais une clarté plus veloutée, plus douce, qui lui rappela le grand beau temps voilé de brume sur Terre.
Du regard, il longea l’axe du monde, et ne vit rien d’autre qu’un tunnel d’uniforme clarté blanche qui aboutissait aux étranges montagnes du pôle Sud. L’intérieur de Rama était complètement tapissé de nuages, et aucun accroc n’était visible dans ce capitonnage. Le sommet de la couche était nettement distinct. Il formait, dans ce monde tournant, un cylindre de moindre diamètre inscrit dans un plus grand, laissant un vide central large de cinq ou six kilomètres, parfaitement dégagé à l’exception de quelques plumetis épars de cirrus.
L’immense tube de nuages était éclairé par en dessous par les six soleils artificiels de Rama. Les emplacements des trois d’entre eux que comptait l’hémisphère Nord se voyaient nettement à leurs raies floues de lumière, mais ceux qui se trouvaient de l’autre côté de la mer Cylindrique se fondaient en une unique bande de clarté.
Que se passe-t-il sous ces nuages ? se demanda Norton. Au moins, la tempête qui les avait rejetés comme par une centrifugeuse vers l’axe de Rama s’était apaisée. Et, à moins d’autres surprises, la descente ne devait présenter aucun danger.
Il semblait pertinent, pour ce retour sur les lieux, d’y employer la même équipe que lors de la première exploration en profondeur. Le sergent Myron, comme tous les autres membres de l’équipage de l’Endeavour, était maintenant dans une condition physique conforme à ce qu’exigeait le médecin-commandant Ernst. Il soutenait même, avec une convaincante sincérité, qu’il en était au point de ne jamais pouvoir remettre ses vieux uniformes.
Tout en regardant Mercer, Calvert et Myron descendre rapidement et avec assurance, l’échelle à la « brasse », Norton se rappela comme tout avait changé. Il y avait eu cette première descente dans le froid et l’obscurité ; et maintenant celle-ci, dans la chaleur et la lumière. Et, lors de toutes leurs précédentes visites, Rama, pour eux, était mort, à n’en pas douter. Cela pouvait rester vrai, au sens biologique du terme. Mais une force agissait. Ce qu’en disait Rodrigo valait bien tout le reste : l’esprit de Rama s’était éveillé.
Lorsqu’ils eurent atteint la plate-forme au pied de l’échelle, et qu’ils furent prêts à entreprendre la descente de l’escalier, Mercer procéda à son habituel contrôle de routine de l’atmosphère. Il y avait de ces choses qu’il ne tenait jamais pour définitivement acquises. Même lorsque les gens, autour de lui, respiraient sans gêne aucune et sans appareils, il était capable de tout arrêter pour faire un bilan gazeux avant d’ouvrir son casque. Et, le jour où on lui avait demandé les raisons de cet excès de prudence, il avait répondu : « Parce que les sens de l’homme ne suffisent pas. Voilà pourquoi. Vous pouvez vous sentir parfaitement bien, et, après avoir encore respiré un bon coup, vous retrouver le nez par terre. »
Il regarda son instrument.
— Bon Dieu ! s’exclama-t-il.
— Que se passe-t-il ? demanda Calvert.
— Il est détraqué ; la mesure est trop élevée. C’est bizarre, ce genre d’incident n’a jamais été signalé. Je vais le vérifier sur mon appareil respiratoire.
Il brancha le petit analyseur sur la soupape de contrôle de son alimentation en oxygène, puis resta un moment sans rien dire, perdu dans ses pensées. Ses compagnons le regardaient avec anxiété, car tout ce qui troublait Karl devait être pris très au sérieux.
Il débrancha l’instrument et procéda de nouveau à l’analyse de l’atmosphère de Rama avant d’appeler la base du Moyeu.
— Capitaine ! Vous pourriez faire un contrôle d’oxygène ?
Le silence fut inhabituellement long pour une telle opération. Puis Norton lui répondit par radio :
— J’ai l’impression que mon analyseur est détraqué.
Un sourire s’élargit lentement sur le visage de Mercer.
— La valeur a monté de cinquante pour cent, non ?
— Oui, qu’est-ce que cela veut dire ?
— Cela veut dire que nous pouvons tous enlever nos casques. Vous ne pensez pas que ce serait bien ?
— Je n’en suis pas sûr, répondit Norton dont le ton fit écho au sarcasme contenu dans la voix de Mercer. Cela semble trop beau pour être vrai.
Il était inutile d’en dire plus. Comme tous les hommes de l’espace, Norton éprouvait une méfiance extrême pour tout ce qui était trop beau pour être vrai.
Mercer entrouvrit son casque et aspira une bouffée prudente. Pour la première fois à cette altitude, l’air était parfaitement respirable. Les remugles confinés avaient disparu, de même que l’excessive sécheresse qui avait, par le passé, provoqué plusieurs intolérances respiratoires.