L’humidité atteignait maintenant le taux étonnant de quatre-vingts pour cent ; le dégel de la mer en était à coup sûr responsable. L’air était chargé d’une senteur marécageuse, mais point désagréable. C’était un soir d’été, se dit Mercer, sur quelque littoral tropical. Le climat, à l’intérieur de Rama, s’était spectaculairement adouci durant les derniers jours…
Mais pourquoi ? L’augmentation de l’humidité ne faisait pas de problème ; en revanche, l’effarante hausse du taux d’oxygène était plus malaisée à expliquer. Tandis qu’il donnait le signal de la descente, Mercer se livra à toute une série de calculs mentaux. Et ce fut sans qu’il eût obtenu de résultat satisfaisant qu’ils pénétrèrent dans la couche de nuages.
C’était une expérience assez stupéfiante, car la transition était abrupte. Ils se laissaient glisser dans l’air limpide, les poings refermés sur le métal lisse de la main courante afin de contrôler l’accélération, que le quart de gravité terrestre rendait rapide. D’un coup, ils furent dans le blanc. Le brouillard laiteux réduisait la visibilité à quelques mètres. Mercer freina si promptement que Calvert faillit le tamponner, et que Myron, lui, tamponna Calvert, manquant de peu de le désarçonner.
— Doucement, dit Mercer. Espaçons-nous le plus possible sans nous perdre de vue. Et ne vous laissez pas entraîner par la vitesse, au cas où il faudrait stopper immédiatement.
Dans un silence irréel, ils poursuivirent leur glissade dans le brouillard. Pour Calvert, Mercer n’était qu’une forme vague, dix mètres devant lui. Et, lorsqu’il se retourna, Myron était à la même distance, derrière lui. D’une certaine façon, c’était encore plus impressionnant que de descendre dans l’obscurité opaque de la nuit raméenne. Alors, au moins, les faisceaux du projecteur leur ouvraient le chemin. Mais là, c’était comme plonger à l’aveuglette dans l’épaisseur d’un océan.
Dire quelle distance ils avaient parcourue leur était impossible, et Calvert pensait qu’ils étaient près d’atteindre le quatrième niveau, lorsque Mercer, de nouveau, freina brutalement. Quand les deux autres furent tout contre lui, il murmura :
— Ecoutez ! Vous n’entendez rien ?
— Si, dit Myron après une minute d’attention. On dirait que c’est le vent.
Calvert n’en était pas certain. Il tourna la tête de droite et de gauche pour tenter de localiser d’où venait le bruissement ténu qui leur parvenait à travers le brouillard, puis, n’y réussissant pas, abandonna.
Ils reprirent la glissade, atteignirent le quatrième niveau et repartirent vers le cinquième. Et à mesure qu’ils progressaient, le bruit se faisait plus fort, opiniâtrement familier. A peine avaient-ils parcouru la moitié du quatrième escalier que Myron s’exclama :
— Et maintenant, vous le reconnaissez ?
Si ce bruit n’avait pas été lié, dans leur esprit, à la seule Terre, ils l’auraient reconnu depuis longtemps. Sortant d’un point dont la distance ne pouvait être déterminée, c’était le tonnerre immobile d’une chute d’eau.
Quelques minutes plus tard, le plafond de nuages cessa, aussi abruptement qu’il avait commencé. Ils débouchèrent dans l’éclat aveuglant du jour raméen rendu plus brillant encore par la réflexion de la lumière contre les nuages bas. La plaine curviligne était là, plus acceptable pour l’esprit et les sens car la totalité de sa courbure n’était plus visible. Il ne leur fut pas trop difficile de se persuader qu’ils avaient devant les yeux une large vallée, et que le double essor de la mer n’était que la divergence de deux points de fuite.
Ils firent halte à la cinquième et avant-dernière plateforme pour annoncer qu’ils avaient traversé la couverture de nuages, et observer soigneusement ce qui les entourait. Ils en conclurent que, sur la plaine, rien n’avait changé ; mais sur le dôme de l’hémisphère Nord, Rama déployait une autre de ses merveilles.
C’était donc là l’origine du bruit qu’ils avaient entendu. Une chute d’eau descendait d’une source cachée dans les nuages, à trois ou quatre kilomètres de distance, et ils restèrent de longues minutes à la contempler en silence, incapables ou presque d’en croire leurs yeux. La logique leur avait enseigné que, sur ce monde tournant, aucun objet ne pouvait, en tombant, décrire une droite, mais c’était une vision par trop contre nature que cette chute d’eau qui, déjà naturellement courbe, n’en finissait pas de se cambrer de côté pour se jeter à plusieurs kilomètres du point situé à l’aplomb de sa source…
— Si Galilée était né sur ce monde, finit par dire Mercer, il se serait rendu fou à calculer les lois de la dynamique.
— Je pensais les connaître, dit Calvert, et cela ne me protège pas de la folie. Et vous, professeur, ça ne vous fait rien ?
— Pourquoi donc ? dit le sergent Myron. C’est la très exacte illustration de la force de Coriolis. Je souhaiterais pouvoir la montrer à certains de mes étudiants.
Mercer contemplait d’un air absorbé la bande de révolution qu’était la mer Cylindrique.
— Vous avez remarqué ce qu’est devenue l’eau ? finit-il par dire.
— Tiens — mais elle n’est plus si bleue. Je dirais même qu’elle est vert pomme. Qu’est-ce que cela signifie ?
— Peut-être la même chose que sur Terre. Laura disait que la mer était un bouillon organique qui attendait d’être éveillé à la vie. C’est peut-être ce qui vient précisément de se passer.
— En quelques jours ! Quand je pense que sur Terre, il a fallu des millions d’années.
— Trois cent soixante-quinze millions, selon les dernières estimations. C’est donc de là que vient l’oxygène. Rama vient de quitter d’un coup le stade anaérobie pour celui de la photosynthèse végétale — et en quarante-huit heures de temps. Je me demande ce que cela nous réserve pour demain.
SUR LES FLOTS DE LA MER CYLINDRIQUE
Une autre surprise les attendait au pied de l’escalier. Au premier abord, il semblait que quelque chose avait sillonné le camp, mettant sens dessus dessous les équipements et rassemblant les objets de moindres dimensions pour les emporter plus loin. Leur alarme fut de courte durée. Une rapide inspection n’en laissa subsister qu’embarras et contrariété.
Seul le vent était coupable. Bien que, avant de partir, ils eussent arrimé tous les objets mobiles, quelques câbles avaient dû se rompre sous l’assaut d’une violence extrême des rafales. Il leur fallut plusieurs jours avant de remettre la main sur leurs biens dispersés.
Hormis cela, rien n’avait notablement changé. Le silence même de Rama était revenu, passé l’accès tempétueux du printemps. Là-bas, au bord de la Plaine, une mer calme attendait de connaître son premier vaisseau depuis un million d’années.
— Ne doit-on pas baptiser un bateau neuf avec une bouteille de Champagne ?
— Même si nous en avions à bord, je n’autoriserais pas un gâchis aussi criminel. De toute façon, il est trop tard. Le machin est déjà lancé.
— La preuve est faite qu’au moins, ça flotte. Tu as gagné ton pari, Jimmy. Je te réglerai ça quand nous serons de retour sur Terre.
— Il lui faut un nom. Tu as une idée ?
L’objet de ces commentaires mitigés se laissait bercer par la houle à côté de l’escalier qui pénétrait dans la mer Cylindrique. C’était un petit radeau fait de six barils vides et maintenus par une légère armature de métal. Sa construction, son assemblage au camp Alpha et son acheminement au moyen de chariots démontables sur plus de dix kilomètres de plaine avaient mobilisé pendant plusieurs jours toutes les énergies de l’équipage. Le jeu avait intérêt à valoir la chandelle.