Le résultat était à la mesure du risque. Les énigmatiques tours de New York, scintillantes, à plus de cinq kilomètres de distance dans la lumière sans ombre, les provoquaient depuis leur arrivée dans Rama. Personne ne doutait que la cité — ou quoi que ce fût d’autre — constituât réellement le cœur de ce monde. Quitte à ne rien faire d’autre, ils iraient à New York.
— Nous n’avons toujours pas de nom, capitaine… Qu’en pensez-vous ?
Norton éclata de rire, et soudain sérieux, dit :
— Je vous en ai trouvé un. Appelez-le Resolution.
— Pourquoi ?
— C’était un des vaisseaux de Cook. C’est un bon nom. Pourvu que votre embarcation en soit digne.
Il y eut un silence méditatif, puis le sergent Barnes, sur qui avait reposé, en grande partie, la conception du radeau, demanda trois volontaires. Tous ceux qui étaient présents levèrent la main.
— Désolé, nous n’avons que quatre gilets de sauvetage. Boris, Jimmy, Pieter, vous avez tous un peu navigué. Nous allons faire un essai.
Personne ne trouva extraordinaire qu’un simple sous-officier prît la direction des opérations. Ruby Barnes était la seule à bord à posséder un brevet supérieur de navigation, ce qui réglait le problème. Elle avait sillonné le Pacifique en trimaran de compétition, et il semblait peu vraisemblable que quelques kilomètres d’une mer d’huile fussent un défi sérieux à ses compétences.
Au premier regard qu’elle avait jeté sur cette mer, elle s’était promis d’en faire la traversée. Rien, dans l’histoire plusieurs fois millénaire des rapports de l’homme et de la mer, n’approchait l’étrangeté de cette expérience. Depuis quelques jours, une petite phrase bête et butée parasitait ses pensées et ne décrochait pas : « Si l’on naviguait sur la mer Cylindrique…» Et c’était, précisément, ce qu’elle allait faire.
Ses passagers se placèrent sur leurs sièges baquets improvisés, et Ruby ouvrit les gaz. Les vingt kilowatts du moteur se mirent à ronronner. Les chaînes du système de démultiplication ne furent plus que de minces traits de brouillard, et la Resolution fendit les flots sous les vivats des spectateurs.
Ruby avait espéré atteindre, compte tenu de sa charge, les quinze kilomètres à l’heure, mais elle s’estimerait satisfaite si la vitesse ne tombait pas en dessous de dix à l’heure. Un trajet d’un demi-kilomètre avait été mesuré le long de la falaise et elle avait parcouru l’aller et retour en cinq minutes et demie. Compte tenu du retard dû au demi-tour, cela donnait douze kilomètres à l’heure ; elle s’en estimait parfaitement heureuse.
Sans moteur, mais avec trois énergiques rameurs qui soutiendraient son coup d’aviron plus expert, Ruby pouvait obtenir encore une vitesse quatre fois moindre. Donc, même si le moteur lâchait, elle pouvait rejoindre le rivage en quelques heures. Les piles à haut rendement pouvaient fournir une énergie suffisante pour faire le tour de ce monde. Et, pour plus de sûreté, elle emportait deux éléments de rechange. Le brouillard s’était complètement évaporé et Ruby, malgré sa prudence de vieux loup de mer, s’apprêtait à prendre la mer sans même une boussole.
Elle salua vivement en posant le pied à terre :
— La Resolution vient de réussir son premier voyage en mer. Nous attendons vos ordres, monsieur.
— Très bien, amiral. Quand serez-vous prêts pour la traversée ?
— Dès que les vivres seront embarqués, et que l’officier de port nous donnera le signal du départ.
— Soit, nous partirons à l’aube.
— Bien, capitaine.
Sur une carte, cinq kilomètres d’eau n’ont l’air de rien ; autre chose est de s’y trouver réellement. Alors qu’ils ne voguaient que depuis dix minutes, les cinquante mètres d’escarpement de la falaise du continent Nord semblaient déjà extraordinairement loin. Mais, non moins mystérieusement, New York semblait à peine plus proche que tout à l’heure…
La plupart du temps, cependant, leur attention n’allait pas à la terre, absorbés qu’ils étaient par le spectacle fascinant de la mer. C’en était fini des plaisanteries crispées qui avaient ponctué le début de la traversée. Cette expérience, ils la ressentaient dans sa stupéfiante nouveauté.
Chaque fois qu’il avait l’impression de s’être fait à Rama, pensa Norton, quelque miracle inédit se produisait. La Resolution poursuivait son avance bourdonnante, et il leur semblait maintenant être pris dans le creux d’une vague gigantesque, une vague qui, de chaque côté, recourbait ses parois jusqu’à la verticale, en un surplomb que rejoignait, à seize kilomètres au-dessus de leurs têtes, une arche liquide. En dépit de tout ce dont la raison, la logique pouvaient les persuader, aucun des passagers ne pouvait se défaire longtemps de la sensation que, d’un instant à l’autre, ces millions de tonnes d’eau s’abattraient du ciel.
Malgré cela, l’humeur d’ensemble était à l’euphorie ; c’était le sentiment du danger, mais sans réel danger. A moins, bien sûr, que la mer ne leur offre d’autres surprises.
Ce qui était parfaitement possible puisque, comme Mercer l’avait deviné, l’eau s’était éveillée à la vie. Chaque centilitre contenait des milliers de micro-organismes sphériques et unicellulaires, semblables aux formes les plus archaïques de plancton qui avaient existé dans les océans de la Terre.
A cette différence près que, chose étonnante, ils n’avaient pas de noyau ni même nombre des autres caractéristiques minimales des formes de vie terrestres les plus frustres. Et bien que Laura Ernst — cumulant les rôles de chercheur et de médecin — eût prouvé que les micro-organismes produisaient indubitablement de l’oxygène, ils étaient de loin trop peu nombreux pour être responsables de l’accroissement du taux de ce gaz dans l’atmosphère de Rama. Ils auraient dû se compter non par milliers, mais par milliards.
Puis elle avait découvert que leur nombre, qui décroissait rapidement, devait avoir été bien plus considérable aux premières heures de l’aube raméenne. Comme si s’était produite une brève explosion de vie résumant, en un milliard de milliardième de sa durée, l’histoire ancienne de la Terre. Cette vie s’était peut-être épuisée ; les micro-organismes à la dérive se désintégraient, restituant à la mer leur matériel chimique.
Le Dr Laura Ernst avait averti les navigateurs que, s’ils étaient obligés de recourir à la nage, ils devraient garder leur bouche fermée : « Quelques gouttes n’auront aucun effet, si vous les recrachez immédiatement. Mais cette affolante mixture de sels organo-métalliques en fait un ensemble passablement toxique, et je ne me vois pas en train de concocter un antidote. »
Par bonheur, ce danger paraissait très peu vraisemblable. La Resolution ne pouvait couler, même si deux de ses flotteurs étaient crevés. (Joe Calvert, à qui l’on rapportait cet avantage, avait murmuré d’un air sombre : « Qu’on se rappelle le Titanic. ».) Et même s’il sombrait, les gilets de sauvetage, efficaces quoique grossiers, leur maintiendraient la tête hors de l’eau. Laura, bien qu’elle se fût refusée à donner là-dessus un avis définitif, ne pensait pas qu’une immersion de quelques heures dans la mer Cylindrique serait fatale. Simplement, elle la déconseillait.
Après vingt minutes d’une avance régulière, New York n’était plus une terre lointaine. Elle gagnait en réalité, et des détails qu’ils n’avaient vus que par l’intermédiaire de télescopes et d’agrandissements photographiques se révélaient dans leurs formes pleines et massives. L’évidence devenait frappante : la « ville », comme tant de choses dans Rama, était de structure ternaire. Elle consistait en trois complexes ou superstructures circulaires, identiques, qui se dressaient sur un socle ovale et allongé. Les photographies prises du Moyeu indiquaient également que chaque complexe était lui-même divisé en trois éléments égaux, comme une tarte découpée en trois tranches de cent vingt degrés chacune. Cela simplifierait considérablement le travail d’exploration ; ils n’auraient sans doute qu’à étudier un neuvième de New York pour se faire une image de l’ensemble. Cela même serait une entreprise formidable : il allait s’agir d’examiner au moins un kilomètre carré de bâtiments et de mécanismes dont certains se dressaient à des centaines de mètres.