Выбрать главу

— Faut-il vous lancer une corde ? demanda, mi-figue, mi-raisin, Norton.

— Non, capitaine, il faut que j’y arrive tout seul. De l’autre côté, je n’aurai personne, pour m’aider.

Il resta un moment à réfléchir, puis, par de brusques et brefs efforts, il approcha en douceur la Libellule du Moyeu. Elle perdait, entre chaque poussée, un peu de son élan que stoppait la résistance de l’air. Arrivé à cinq mètre du Moyeu et alors que le vélociptère était presque immobilisé, Jimmy sauta par-dessus bord. Il se laissa lentement couler jusqu’au plus proche câble de sécurité de la toile d’araignée du Moyeu, l’empoigna puis fit à temps une volte-face pour se cramponner des deux mains au vélo qui continuait à dériver. La précision de la manœuvre souleva une salve d’applaudissements.

— Dans une prochaine scène…, dit Joe Calvert.

Jimmy fut prompt à repousser les éloges.

— C’était fait n’importe comment, dit-il. Mais maintenant, je sais comment m’y prendre. Je vais fixer une fusée-ventouse à vingt mètres du câble. Avec cela, je pourrai me hisser où je voudrai.

— Donnez-moi votre poignet, ordonna le docteur, et soufflez dans ce sac. Il me faudra aussi une prise de sang. Avez-vous éprouvé des difficultés à respirer ?

— Uniquement à cette altitude-ci. Au fait, pourquoi faire voulez-vous le sang ?

— Votre taux de sucre, pour savoir combien d’énergie vous avez dépensé. Nous devons être sûrs que vous aurez assez de carburant pour cette mission. A propos, quel est le record d’endurance de ptérisme ?

— Deux heures vingt-cinq minutes trois secondes six dixièmes. Mais sur la Lune, bien sûr, et sur le parcours de deux kilomètres du dôme olympique.

— Et vous, vous pensez pouvoir tenir six heures ?

— Facilement, puisque je peux m’arrêter quand je veux. Sur la Lune, le sport est au moins deux fois plus fatigant qu’ici.

— O.K. ; Jimmy, retournons au labo. Je vous donnerai, ou non, le feu vert quand j’aurai les résultats des analyses. Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, mais… je crois que vous êtes bon pour ce service.

Un large sourire de satisfaction illumina le visage ivoirin de Jimmy Pak. Tandis qu’il emboîtait le pas au médecin-commandant Ernst, il lança par-dessus son épaule à ses compagnons :

— Bas les pattes, s’il vous plaît ! Je ne voudrais pas que des mains crèvent les ailes.

— J’y veillerai, Jimmy, promit le commandant. La Libellule est interdite à tout le monde, même à moi.

LA VOIX DE RAMA

Jimmy ne fut frappé de l’ampleur de son entreprise que lorsqu’il atteignit la côte de la mer Cylindrique. Jusque-là, il avait survolé un terrain connu ; sauf en cas de désastreux accident de voilure, il pouvait toujours se poser et regagner la base par ses propres moyens en quelques heures.

Cette possibilité lui était désormais ôtée. S’il s’abattait sur la mer, il était condamné à la plus sinistre des noyades dans ses eaux empoisonnées. Et même s’il atterrissait sans dommage sur le continent austral, son sauvetage ne serait peut-être pas envisageable avant que l’Endeavour ne s’arrachât de l’orbite, tangente au soleil, de Rama.

Il avait également la conscience claire que les désastres les plus prévisibles étaient aussi les plus improbables. La contrée totalement inconnue qu’il survolait pouvait lui réserver un nombre incalculable de surprises. Et si des créatures volantes venaient s’opposer à son intrusion ? Il se voyait mal dans un combat l’opposant à des volatiles — quels qu’ils fussent — plus gros que des pigeons. Quelques coups de bec bien placés suffiraient à anéantir la portance de la Libellule.

Mais voilà : sans aléas, pas d’exploit, donc pas d’aventure. Ceux qui auraient volontiers échangé leur place contre la sienne étaient légion. Il allait non seulement là où personne n’avait jamais été, mais aussi là où personne n’irait plus jamais. Il serait le premier et le dernier humain de l’Histoire à visiter les régions australes de Rama. Il pourrait toujours se raccrocher à cette pensée quand il sentirait la peur s’insinuer en lui.

Il s’était peu à peu accoutumé à flotter dans le vide d’un monde qui se refermait sur lui. Du fait qu’il s’était écarté de deux kilomètres de l’axe, il avait acquis une notion précise du haut et du bas. Le sol n’était que six kilomètres plus bas, mais la voûte du ciel le diminuait de dix kilomètres. La « Ville » de Londres était suspendue près du zénith, tandis que New York était sur son chemin, droit devant.

— Libellule, lui indiqua la base du Moyeu, vous êtes un peu trop bas, à deux mille deux cents mètres de l’axe.

— Merci, répondit-il, je vais remonter. Vous me direz quand je serai revenu à deux mille.

Il aurait donc à surveiller son altitude. La tendance naturelle était d’en perdre, et il n’avait pas d’instruments qui le renseignassent exactement sur sa position. S’il s’éloignait trop de la pesanteur nulle de l’axe, il lui serait peut-être impossible de la regagner. La marge d’erreur était heureusement large, et, sur le Moyeu, il y avait toujours, derrière un télescope, un œil qui veillait sur lui.

Pédalant à la vitesse constante de vingt kilomètres à l’heure, il avait bien entamé la traversée de la mer. Dans cinq minutes, il serait au-dessus de New York, et déjà l’île lui apparaissait comme une sorte de bateau condamné à faire sans fin le tour de la mer Cylindrique.

Arrivé à New York, il décrivit au-dessus d’elle une large boucle qu’il interrompit plusieurs fois pour que sa petite caméra de télévision pût retransmettre des images stables et exemptes de vibrations. La vue plongeante sur les bâtiments, tours, usines ou centrales, peu importe, était fascinante mais totalement incompréhensible. Il n’apprendrait rien à en contempler la complexité, aussi longtemps que ce fût. La caméra enregistrerait plus de détails qu’il n’en appréhenderait jamais ; et un jour, dans des années peut-être, un chercheur y trouverait la clé des secrets de Rama.

Ayant quitté New York, il ne mit qu’un quart d’heure à traverser l’autre bras de mer. Il avait, sans s’en apercevoir, volé plus vite au-dessus de l’eau ; mais une fois passée la côte sud, il relâcha inconsciemment son effort, et sa vitesse diminua de plusieurs kilomètres à l’heure. Il était peut-être en territoire complètement étranger, mais au moins il survolait la terre ferme.

Dès qu’il eut franchi la grande falaise qui limitait au sud la mer, il fit enregistrer à la caméra un panoramique de trois cent soixante degrés perpendiculaire à l’axe du monde.

— Joli ! lui lança la base du Moyeu. Voilà qui va faire des heureux chez les cartographes. Comment vous sentez-vous ?

— Bien. Un peu de fatigue, mais pas plus que prévu. Quelle est ma distance au pôle ?

— Quinze virgule six kilomètres.

— Prévenez-moi quand j’en serai à dix, je ferai une halte. Veillez surtout à ce que je ne redescende pas. Je remonterai quand je n’aurai plus que cinq kilomètres à faire.

Vingt minutes plus tard, le monde se resserra autour de lui. Arrivé à l’extrémité de la section cylindrique, il pénétrait dans le dôme du pôle Sud.

Depuis l’autre extrémité de Rama, il l’avait étudié pendant des heures au télescope, et avait appris par cœur sa géographie. Mais tout cela ne l’avait guère préparé au spectacle qui l’entourait de toutes parts.