Jimmy ne pensa pas un instant que sa radio pouvait être détraquée. Non, cela venait de l’extérieur. Quant à la nature et à la signification du phénomène, cela dépassait son imagination.
La base du Moyeu n’était guère plus avancée, mais au moins, elle avait sa théorie :
— A notre avis, vous vous trouvez dans un champ d’une intensité considérable — vraisemblablement magnétique — dont la fréquence est d’une dizaine de cycles. Il est peut-être assez fort pour être dangereux. Je vous conseille de partir immédiatement. Il se peut que ce soit purement local. Allumez de nouveau votre balise, nous allons vous la retransmettre. Ainsi vous saurez quand vous serez débarrassé de l’interférence.
D’une secousse, Jimmy libéra promptement la balle-ventouse et laissa là sa tentative d’accoster. Il fit décrire à la Libellule un vaste cercle tout en écoutant le son qui chevrotait dans ses écouteurs. Après quelques mètres seulement de vol, il eut la certitude que son intensité déclinait rapidement. Ce qui confirmait l’étroite localisation avancée par le Moyeu.
Il fit halte lorsqu’il eut atteint la limite d’audibilité du son qui n’était plus qu’une faible pulsation enfouie dans son cerveau. Un sauvage n’aurait pas écouté autrement, du fond de son ignorance terrorisée, le grave bourdonnement d’une centrale électrique géante. Et peut-être même ce sauvage aurait-il deviné que ce son n’était qu’un mince flux parasitaire perdu par de colossales énergies, parfaitement maîtrisées mais attendant leur heure…
Quelle que fût la signification de ce bruit, Jimmy était content d’en être débarrassé. L’architecture écrasante du pôle Sud n’était pas propice à l’écoute solitaire de la voix de Rama.
LE VENT ÉLECTRIQUE
Faisant demi-tour, Jimmy se vit terriblement loin du pôle Nord de Rama. Même les trois titanesques escaliers étaient à peine identifiables comme un Y superficiellement gravé sur le dôme qui fermait cette extrémité du monde. L’anneau de la mer Cylindrique apparaissait comme un obstacle d’une largeur menaçante qui n’attendait qu’un accident de voilure pour engloutir la fragile Libellule et son passager.
Mais il avait fait tout ce chemin sans encombre, et, malgré une légère fatigue, il avait le sentiment de ne plus devoir s’inquiéter de rien. Il n’avait pas même touché à ses rations d’eau et de nourriture, et son exaltation lui avait fait oublier le repos. Il se détendrait lors d’un retour sans hâte. Il se réjouissait également à la pensée que le retour pourrait être de vingt kilomètres plus court que l’aller, car dès qu’il aurait laissé derrière lui la mer, il pourrait, si besoin était, atterrir en catastrophe en n’importe quel point du continent Nord. Cet événement aurait l’inconvénient de le contraindre à une longue marche, et, pire encore, à abandonner la Libellule ; mais c’était aussi une très confortable marge de sécurité.
Il prenait de l’altitude en remontant vers le pic central, le sommet de la Corne de Licorne, qui s’effilait toujours plus devant lui, se trouvait à un kilomètre de là, et il avait le sentiment que c’était le pivot autour duquel tournait ce monde.
Il atteignait presque la pointe de la Corne lorsqu’il fut pris d’un sentiment étrange. Une sorte de pressentiment, une gêne à la fois physique et psychique s’étaient emparés de lui. Il se rappela brusquement — et cela n’arrangea rien — une phrase qui lui avait traversé l’esprit : « Quelqu’un marche sur ta tombe. »
Il pensa pouvoir l’écarter d’un haussement d’épaules, et continua à pédaler régulièrement. Son intention n’était certes pas de faire part au Moyeu d’un malaise aussi vague ; mais devant son aggravation, il fut tenté de changer d’avis. Ce ne pouvait être purement psychologique ; ou alors, son esprit possédait une puissance insoupçonnée de lui-même. Car il sentait littéralement ses poils se hérisser sur sa peau…
Sérieusement inquiété, il s’arrêta dans le vide et résolut de faire le point. Le plus étrange était que ce sentiment accablant ne lui était pas complètement inconnu. Il l’avait déjà éprouvé. Mais où ? Il ne savait plus.
Il regarda autour de lui. Rien n’avait changé. La gigantesque aiguille de la grande Corne le surplombait de quelques centaines de mètres. Avec, au delà, l’étendue du ciel courbe de Rama. Huit kilomètres plus bas s’étendait la complexe marqueterie du continent austral, chargée des merveilles qu’il ne serait plus jamais donné à quiconque de voir. Il ne parvenait pas à trouver la cause de son malaise dans ce paysage qui, d’étranger, lui était devenu familier.
Quelque chose lui chatouilla le dos de la main. Il pensa un instant qu’un insecte s’y était posé, et ce fut sans même regarder qu’il fit le geste de le chasser. Alors que son mouvement réflexe s’achevait, il se rendit compte de ce qu’il faisait. Il se reprit, avec le sentiment d’être vaguement ridicule. Personne, bien sûr, n’avait jamais vu d’insecte dans Rama…
Il leva sa main pour l’examiner, doucement stupéfait par la persistance du chatouillis. Il remarqua alors que chaque poil était dressé : dressés ceux de son avant-bras, dressés les cheveux sur sa tête, comme sa main le lui confirma.
C’était donc ça. Il se trouvait dans un champ électrique d’une puissance monstrueuse. La pesante sensation d’accablement de tout à l’heure n’était autre que celle qui, parfois, annonce un orage sur Terre. L’irruption soudaine du péril faillit mener Jimmy au bord de la panique. Il se trouvait, pour la première fois de sa vie, confronté à un réel danger physique. Comme tous les astronautes, il avait connu des moments désagréables du fait d’un équipement volumineux, et, parfois, son erreur ou son inexpérience lui avait fait imaginer le pire. Mais cela n’avait jamais duré plus de quelques minutes, et il parvenait habituellement à en rire aussitôt, ou presque.
Cette fois, pas d’issue à portée de la main. Il se sentit nu et seul dans un ciel brusquement hostile, environné de forces titanesques qui pouvaient déchaîner leur furie d’un moment à l’autre. La Libellule, déjà fragile en temps normal, semblait encore plus impalpable. A la première détonation de la tempête qui se préparait, elle volerait en lambeaux.
— Base de Moyeu ! appela-t-il d’une voix tendue, une charge d’électricité statique s’amorce autour de moi. Je crois qu’un orage va éclater d’un moment à l’autre.
A peine avait-il fini de parler qu’une lumière vacilla derrière lui. Avant qu’il eût achevé de compter jusqu’à dix, le premier roulement de tonnerre lui parvint. Trois kilomètres : cela venait donc de la région des petites Cornes de licorne. Il regarda dans cette direction. Chacune des six aiguilles semblait être en feu. Des aigrettes longues de plusieurs centaines de mètres dansaient depuis leur pointe, comme sur des paratonnerres géants.
Ce qui arrivait là-bas pouvait se produire à une échelle bien supérieure au voisinage de la pointe effilée de la grande Corne. Le mieux serait donc de s’éloigner le plus possible de cette dangereuse structure et de gagner un ciel moins chargé. Il se remit à pédaler, avec toute la vélocité que lui permettait la faible résistance des matériaux de la Libellule. Simultanément, il descendit. Il pénétrerait donc dans la zone de plus forte pesanteur, mais il était maintenant prêt à accepter ce risque. Huit kilomètres, c’était trop loin du sol pour pouvoir le rassurer.
Bien que menaçante, la pointe noire de la grande Corne était toujours libre de décharges, mais il savait bien que des potentiels ahurissants s’y amassaient. Il entendait de temps en temps la réverbération prolongée du tonnerre dans son dos, grondement qui tournait sans fin contre la circonférence du monde. Et Jimmy fut soudain frappé par cette contradiction : la tempête allait éclater dans une atmosphère absolument limpide. Puis il se rendit compte qu’il ne s’agissait pas du tout d’un phénomène atmosphérique. Ce pouvait très bien n’être qu’une légère perte d’énergie s’écoulant d’une source cachée quelque part loin dans les profondeurs de la calotte Nord de Rama. Mais pourquoi était-ce maintenant et, surtout, qu’allait-il advenir ?