Выбрать главу

En fait, il n’avait pas très peur. Cela le surprit, car il ne s’était jamais considéré comme particulièrement brave. C’était presque comme s’il avait observé les efforts d’un inconnu, lui-même s’étant abstrait de la situation. Il étudiait un passionnant problème d’aérodynamisme, faisait varier différents paramètres pour voir ce qui arriverait. La seule émotion, ou presque, qu’il ressentait était le regret des occasions perdues, dont la plus importante était la prochaine olympiade lunaire. Un, au moins, des futurs possibles était avéré : la Libellule ne viendrait jamais montrer sur la Lune de quoi elle était capable.

Plus qu’une centaine de mètres. Sa vitesse horizontale semblait acceptable, mais qu’en était-il de la verticale ? Il avait quand même la chance de survoler un terrain parfaitement plat. Il mettrait toute son énergie dans une dernière accélération. Prêt… C’était parti !

L’aile droite, ayant accompli son devoir, céda finalement à l’arrachement. La Libellule se mit à pencher sur le côté, et il tenta de contrebalancer l’inclinaison en lui opposant, de l’autre côté, le poids de son corps. Il avait devant les yeux la voûte du paysage à seize kilomètres de distance lorsqu’il toucha terre.

Il semblait terriblement injuste et insensé que le ciel fût si dur.

PREMIER CONTACT

Lorsque Jimmy Pak reprit conscience, le contenu de celle-ci fut qu’il avait le crâne fendu par la migraine. Il l’accueillit comme la preuve qu’il était encore en vie.

Puis il tenta de bouger. Aussitôt un vaste échantillon de douleurs et de maux se signala à son attention. Mais, à première vue, il n’avait rien de cassé.

Après quoi, il se risqua à ouvrir les yeux, qu’il referma immédiatement. Ils venaient de rencontrer le ruban lumineux au plafond du monde. Comme remède à la migraine, cette vue ne valait rien.

Il était toujours étendu, occupé à récupérer et à se demander quand il pourrait sans dommage rouvrir ses yeux lorsqu’un concert de craquements — de croquements, presque — éclata non loin de ses oreilles. Tournant très lentement la tête dans la direction du bruit, il risqua un regard, et faillit de nouveau perdre conscience.

A cinq mètres de lui au plus, une énorme créature aux allures de crabe se repaissait apparemment de l’épave de la pauvre Libellule. Lorsque Jimmy recouvra ses esprits, il roula sur lui-même, lentement et sans bruit, pour mettre de la distance entre lui et le monstre, s’attendant à être saisi à tout moment dans ses pinces quand il découvrirait qu’une chère autrement appétissante lui était offerte. Le monstre, toutefois, ne lui prêta pas la moindre attention. Lorsque Jimmy eut mis dix mètres entre eux, il s’assit prudemment, appuyé sur ses coudes.

Avec le recul, la chose ne semblait plus aussi terrible. Elle avait un corps bas et plat, large d’un mètre et long de deux, porté par six pattes triplement articulées. Jimmy s’aperçut qu’elle ne mangeait pas la Libellule, comme il l’avait cru, car rien qui pût ressembler à une bouche n’était visible. En fait, la créature se livrait à un travail soigné de dépeçage au moyen de pinces semblables à des sécateurs, qui débitaient en menus fragments le vélociptère. Toute une rangée de palpes qui avait l’aspect troublant de minuscules mains humaines faisaient passer les miettes ainsi obtenues sur le dos de l’animal, en un tas sans cesse grossi.

Mais était-ce un animal ? Ç’avait été la réaction première de Jimmy qui, maintenant, se posait des questions. La cohérence de son comportement indiquait une intelligence passablement développée. Il ne voyait pas la raison pour laquelle une créature, douée de son seul instinct, recueillerait soigneusement les morceaux de son vélociptère. A moins, peut-être, qu’elle ne rassemblât de quoi faire un nid.

Tout en gardant un œil méfiant sur le crabe qui ne lui prêtait toujours aucune attention, il se mit péniblement debout. Quelques pas chancelants lui prouvèrent qu’il pouvait marcher, mais non, bien sûr, qu’il pouvait vaincre à la course les six pattes de l’autre. Puis il alluma sa radio, ne doutant pas un seul instant qu’elle serait en état de marche. Un atterrissage forcé dont il sortait meurtri mais vivant ne ferait ni chaud ni froid aux circuits électroniques intégrés.

— Base du Moyeu, appela-t-il à voix basse, vous m’entendez ?

— Dieu soit loué ! Comment vous sentez-vous ?

— Un peu secoué, c’est tout. Regardez ça.

Et il braqua sa caméra sur le crabe, juste à temps pour filmer le dépeçage final de l’aile de la Libellule.

— Mais… Qu’est-ce que c’est ? Et qu’est-ce qu’il lui prend, de brouter votre vélo ?

— J’aimerais le savoir. La Libellule vient d’y passer. Je m’éloigne au cas où ça voudrait m’entamer.

Jimmy battit lentement en retraite, sans jamais quitter le crabe des yeux. Celui-ci tournait en rond, décrivant une spirale plus large à chaque tour comme s’il cherchait les miettes qui lui auraient échappé, ce qui permit à Jimmy de le voir pour la première fois sous toutes les coutures.

L’effet de surprise étant maintenant passé, il jugea que c’était vraiment une belle bête. Le nom de « crabe », qui lui était spontanément donné, était légèrement trompeur. N’eût-ce été sa taille invraisemblable, il aurait pu l’appeler scarabée ; sa carapace avait un extraordinaire lustre métallique. En fait, il aurait presque parié que c’était du métal.

L’idée était intéressante. Peut-être était-ce un robot, et non un animal ? Il examina attentivement le crabe sous ce nouvel éclairage, passant en revue tous les détails de son anatomie. Là où aurait dû s’ouvrir la bouche, il n’y avait qu’une série de palpes qui rappelèrent à Jimmy ces couteaux à plusieurs lames qui font la joie des garçons dignes de ce nom. Il y avait des tenailles, des poinçons, des limes, et même quelque chose qui ressemblait à un tournevis. Mais rien de tout cela n’était déterminant. Sur Terre, les insectes avaient tous ces outils, et bien d’autres, à leur disposition. Animal ou robot ? Les deux termes de la question s’équilibraient parfaitement dans son esprit.

Les yeux, qui auraient pu faire toute la différence, étaient encore plus ambigus. Ils étaient si profondément enfoncés dans des membranes protectrices qu’il était impossible de dire si leur optique était de cristal ou de tissu. Ils étaient parfaitement dénués d’expression, et d’un bleu vif surprenant. Jamais la moindre lueur d’intérêt n’y avait brillé lorsqu’à plusieurs reprises ils s’étaient dirigés sur Jimmy. De son point de vue peut-être partisan, cela déterminait le niveau d’intelligence de la créature : une entité — animal ou robot — capable de passer près d’un homme sans le remarquer ne pouvait être bien brillante.

Celle-ci, qui avait cessé de tourner en rond, resta quelques secondes immobile, comme à l’écoute de quelque message inaudible. Puis elle se mit en marche, d’un pas curieusement balancé, dans la direction générale de la mer. Elle se déplaçait de quatre à cinq kilomètres à l’heure, et elle avait déjà parcouru quelques centaines de mètres quand Jimmy enregistra, à travers la légère obnubilation de son esprit, qu’elle emportait du même coup les dernières pauvres reliques de sa chère Libellule. L’indignation le lança à sa poursuite.

Son mouvement n’était pas complètement irrationnel. Le crabe se dirigeait vers la mer, là d’où viendraient nécessairement les secours, quels qu’ils fussent. De plus, il désirait savoir ce que la créature allait faire de ses trophées ; cela le renseignerait sur ses motivations et son intelligence.