A ce moment, un autre fait le frappa :
— Mon Dieu… Mais imaginez qu’ils s’y mettent sur nous ! Ruby, ramenez-nous à la côte le plus rapidement que vous pourrez !
La Resolution bondit, au grand mépris de la longévité de ses accus. Derrière eux, les neuf rayons de la grande étoile de mer — ils n’imaginaient pas de l’appeler autrement — étaient taillés de plus en plus court et bientôt cette scène de boucherie retourna aux profondeurs de la mer.
Il n’y eut pas de poursuite, mais ils ne furent rassérénés que lorsque la Resolution, ayant accosté à l’embarcadère, les eut déposés, reconnaissants, à terre. En se retournant sur cette étendue d’eau dont le mystère s’était mué en menace, le commandant Norton avait un visage lugubre. Il venait de décider que personne ne fendrait plus jamais ses eaux. Elle était habitée de trop d’inconnu, de trop de dangers…
Son regard s’arrêta sur les tours et les remparts de New York, et poursuivit jusqu’à la ligne sombre des falaises du continent austral. Ils n’avaient plus rien à craindre de la curiosité de l’homme.
Plus jamais il ne tenterait les dieux de Rama.
L’ARAIGNÉE
Norton avait décrété qu’à partir de maintenant, trois hommes au moins resteraient en permanence au camp Alpha, et qu’un tour de garde serait assuré par chacun d’eux. De plus, ces mesures valaient pour tous les groupes d’exploration. Des créatures potentiellement dangereuses opéraient à l’intérieur de Rama, et, malgré l’absence de manifestations hostiles de leur part, un commandant responsable ne prenait pas de risques.
Et, précaution extraordinaire, il y aurait toujours, sur le Moyeu, un homme de guet derrière un puissant télescope. Tout l’intérieur de Rama pouvait être surveillé depuis cette position stratégique, et la distance apparente du pôle Sud s’y réduisait à quelques centaines de mètres. La zone de déplacement de tout groupe d’explorateurs devait être soumise à une surveillance continuelle. Toute mauvaise surprise devait être ainsi écartée. C’était un bon plan. Il échoua complètement.
C’était juste après le dernier repas de la journée, immédiatement avant la période de repos de 22 heures. Norton, Rodrigo, Calvert et Laura Ernst regardaient l’émission d’informations télévisées spécialement et régulièrement retransmises à leur intention par le relais d’Inferno, sur Mercure. On avait été particulièrement intéressé par le film rapporté par Jimmy du continent austral, et par la traversée de la mer Cylindrique, épisode qui avait passionné tous les spectateurs. Savants, chroniqueurs et membres de la Commission Rama avaient donné leurs avis, pour la plupart contradictoires. On n’arrivait pas à s’accorder sur la nature du crabe rencontré par Jimmy : animal, machine, authentique Raméen, ou tout autre chose ne répondant à aucune de ces définitions.
Bref, les quatre compagnons venaient d’assister, avec un réel soulèvement de cœur, à la curée des prédateurs sur l’étoile de mer géante, quand ils s’aperçurent qu’ils n’étaient plus seuls. Un intrus avait pénétré dans le camp.
Laura Ernst le remarqua en premier. Figée sous l’effet du choc, elle balbutia :
— Ne bougez pas, Bill. Et maintenant tournez doucement la tête vers la droite.
Norton obéit. A dix mètres, il y avait un grand tabouret à trois pattes dont le siège était une sphère guère plus grosse qu’un ballon de football. Trois grands yeux dénués d’expression étaient répartis, apparemment pour donner une vision panoramique totale, autour de ce corps d’où pendaient des appendices en forme de flagelles. La créature, de taille inférieure à celle d’un homme, semblait beaucoup trop fragile pour être dangereuse, mais cela n’excusait pas la négligence qui venait de les faire surprendre. Norton l’identifia aussitôt à une araignée, ou plutôt un faucheux, à trois pattes, et se demanda comment elle avait résolu le problème — éludé par toutes les espèces terrestres — de la locomotion tripède.
— Qu’en dites-vous, docteur ? murmura-t-il en faisant taire la retransmission télévisée.
— Symétrie ternaire habituelle à Rama. Je ne vois pas comment il pourrait nous faire du mal. Mais il faudrait peut-être se méfier des flagelles susceptibles d’être urticantes, comme celles des cœlentérés. Surtout restez assis et observez ce qu’il fait.
Après les avoir considérés, impassible, pendant plusieurs minutes, la créature se mit en mouvement. Ils comprirent alors pourquoi son arrivée leur avait échappé. Elle était d’une rapidité stupéfiante. La façon qu’elle avait de se déplacer sur le sol, ce mouvement giratoire défiaient l’œil et l’esprit humains.
Pour autant que Norton pouvait en juger, seule une caméra ultra-rapide pourrait fixer ce mouvement où chaque patte jouait alternativement le rôle d’axe autour duquel la créature faisait pivoter son corps. Bien qu’il n’en fût pas sûr, il lui sembla que, tous les deux ou trois « pas », le sens de la giration s’inversait et les trois flagelles flamboyaient brièvement au-dessus du sol. Sa vitesse de pointe, difficile à évaluer, devait être au moins de trente kilomètres à l’heure.
Elle parcourut rapidement le camp, examinant chaque instrument, chaque appareil, touchant délicatement les lits improvisés, les tables, les chaises, le matériel de communications, les boîtes de nourriture, les électrosanitaires, les caméras, les réservoirs d’eau, les outils : rien ne semblait devoir lui échapper, à l’exception des quatre observateurs. De toute évidence, la créature était assez intelligente pour distinguer les humains de leurs biens inanimés : ses actes donnaient l’impression indubitable d’une curiosité, et même d’une indiscrétion parfaitement méthodiques.
— J’aimerais pouvoir l’examiner ! s’exclama Laura qui voyait avec regret la créature poursuivre ses pirouettes. Si on l’attrapait ?
— Comment ? demanda, assez logiquement, Calvert.
— Vous savez bien, de la façon dont les chasseurs primitifs capturent les animaux rapides, avec quelques poids qui tournoient au bout d’une corde. Cela ne les blesse même pas.
— Je doute que ce soit la bonne méthode, dit Norton. Même en cas contraire, nous ne pouvons prendre ce risque. Nous ne connaissons pas le niveau d’intelligence de cette créature et, d’autre part, c’est un coup à lui casser les pattes. C’est alors que nous aurions des ennuis, de la part de Rama, de la Terre et de tous les autres.
— Mais il me faut un spécimen !
— Vous vous contenterez de la fleur de Jimmy, à moins qu’une de ces créatures ne veuille se prêter à vos expériences. La force est exclue. Vous aimeriez que quelque chose débarque sur Terre et décide que vous, vous faites un bon spécimen à disséquer ?
— Je ne veux pas le disséquer, dit Laura d’un ton peu convaincu. Ce que je veux, c’est l’examiner.
— Cela autoriserait des visiteurs extra-terrestres à avoir la même attitude à votre égard. Vous auriez le temps de vous faire beaucoup d’idées avant d’être convaincue de la pureté de leurs intentions. Nous ne devons rien faire qui puisse être interprété comme une menace.
Il citait le Règlement, et Laura le savait. Les impératifs de la science s’inclinaient devant ceux de la diplomatie spatiale.
En fait, il n’était pas indispensable de porter si haut le débat : ce n’était qu’une question de bonnes manières. Ils n’étaient tous ici que des visiteurs qui n’avaient pas demandé la permission d’entrer.
La créature parut avoir achevé sa revue de détail. Elle décrivit encore un cercle, à grande vitesse, autour du camp, dont elle prit — littéralement — la tangente vers l’escalier.