» Je suis sûr que vous vous rendez compte de l’ampleur du problème biologique posé. Ces créatures sont-elles issues d’une évolution naturelle ? Je ne le pense pas. Elles semblent avoir été conçues, comme des machines, pour des tâches spécifiques. Si j’avais à les décrire, je dirais que ce sont des robots, des robots biologiques, quelque chose dont on n’a pas l’équivalent sur Terre.
» Si Rama est un vaisseau spatial, ils font peut-être partie de son équipage. Quant à savoir comment ils ont été engendrés, ou créés, cela me dépasse. Mais j’ai l’intuition que la réponse se trouve quelque part dans New York. Si le commandant Norton et ses hommes peuvent attendre assez longtemps, ils risquent d’être mis en présence de créatures toujours plus sophistiquées et au comportement imprévisible. Au long de cette ligne de complexité croissante, ils pourraient rencontrer les Raméens eux-mêmes, les véritables créateurs de ce monde.
» Et à ce moment-là, messieurs, il n’y aura plus place pour le doute…
COURRIER EXPRÈS
Le commandant Norton dormait du sommeil du juste quand son émetteur personnel le tira de la béatitude d’un rêve. Il y passait des vacances avec sa famille sur Mars, et survolait la cime formidable et chenue de Nix Olympica, le plus imposant des volcans du système solaire. Le petit Billie allait lui dire quelque chose. Il ne saurait jamais quoi.
Le rêve s’évapora, cédant la place à la réalité qui avait les traits de son officier de pont, à bord du vaisseau.
— Navré de vous réveiller, dit le lieutenant Kirchoff. Une priorité trois-A de l’état-major.
— Allez-y, répondit Norton d’un ton brumeux.
— Impossible, c’est en code. A l’intention du seul commandant.
Instantanément, Norton fut parfaitement réveillé. Au cours de sa carrière, il n’avait reçu que trois semblables messages, qui tous avaient été porteurs de tracas.
— Bon Dieu ! dit-il. Comment faire ?
Son second ne prit pas la peine de répondre. Les deux hommes comprenaient parfaitement le problème tel qu’il n’avait pas été prévu par le Règlement. En temps normal, un commandant n’était jamais à plus de cinq minutes de son bureau où reposait, dans son coffre-fort personnel, le livre du code. S’il se mettait en route maintenant, Norton n’arriverait — équipé — au vaisseau que dans quatre ou cinq heures. Ce n’était pas la conduite à tenir en cas de priorité AAA.
— Jerry, finit-il par dire, qui est à la console de transmission ?
— Personne, j’ai fait l’appel moi-même.
— L’enregistrement ?
— Débranché, en bizarre contravention avec le règlement.
Norton sourit. Jamais il n’avait été aussi bien secondé que par Jerry. Il pensait à tout.
— O.K. Vous savez où se trouve ma clé. Rappelez-moi.
Il patienta du mieux qu’il put, s’efforçant sans grand succès, pendant dix minutes, de penser à d’autres problèmes. Il détestait se creuser la tête pour rien. Il ne pourrait pas, raisonnablement, deviner le contenu du message ; il en prendrait connaissance bien assez tôt. Alors, il pourrait vraiment se faire du souci.
Lorsque le second rappela, sa voix refléta une tension évidente.
— Ce n’est pas vraiment urgent, capitaine. Ce n’est pas à une heure près. Je préfère quand même éviter la radio. Je vous l’envoie par messager.
— Mais pourquoi — non, rien — je me fie à votre jugement. Qui va l’amener par les sas ?
— J’y vais moi-même. Je vous appelle dès que j’arrive au Moyeu.
— Ce qui laisse la charge du vaisseau à Laura.
— Pour une heure, tout au plus. Je serai de retour au vaisseau immédiatement.
Un médecin militaire n’avait pas la formation spécialisée requise pour commander un vaisseau, guère plus qu’un commandant n’en avait pour opérer. On citait des cas d’extrême urgence où les deux attributions s’étaient fort heureusement échangées, mais ce n’était pas recommandé. Bah, après tout, ce n’était pas, ce soir-là, le premier accroc au règlement…
— Pour le journal de bord, vous n’avez jamais quitté le vaisseau. Avez-vous réveillé Laura ?
— Oui, elle est ravie de l’occasion.
— Heureusement que les docteurs ont l’habitude du secret professionnel. Au fait, vous avez accusé réception ?
— Bien sûr, en votre nom.
— Alors, j’attends.
Il était désormais impossible d’écarter les plus noirs pressentiments. « Pas vraiment urgent… Mais je préfère éviter la radio…»
Une chose était sûre. Le commandant n’allait plus guère dormir, cette nuit.
L’OBSERVATEUR DE BIOTES
Le sergent Pieter Rousseau savait pourquoi il s’était porté volontaire. A bien des égards, cette mission réalisait un rêve d’enfant. A six ou sept ans, il était déjà fasciné par les télescopes, et il avait passé une bonne partie de sa jeunesse à collectionner des lentilles de toutes tailles et de toutes formes. Il les montait dans des tubes de carton, fabriquant ainsi des instruments de plus en plus puissants, jusqu’à ce qu’il fût familier de la Lune, des planètes, des plus proches stations spatiales et de tout le paysage dans un rayon de trente kilomètres.
Le lieu de sa naissance — les montagnes du Colorado — l’avait avantagé. Où qu’il regardât, la vue était aussi grandiose qu’inépuisable. Il avait passé des heures à explorer en toute sécurité des cimes qui, chaque année, prenaient leur tribut de grimpeurs imprudents. Bien qu’ayant beaucoup vu, il avait imaginé encore plus. Il se racontait volontiers que derrière chaque crête rocheuse, hors de la portée de son télescope, s’étendaient des royaumes magiques peuplés de créatures merveilleuses. Et, pendant des années, il évita de se rendre sur les lieux qu’attirait à lui son télescope, car il savait que la réalité ne pouvait se hausser jusqu’au rêve.
A présent, depuis l’axe central de Rama, il avait vue sur des merveilles qui dépassaient les plus folles imaginations de sa jeunesse. Un monde s’étalait en entier devant ses yeux, un monde réduit, certes, mais à l’exploration duquel un homme pouvait user sa vie, même si ces quatre mille kilomètres carrés étaient morts et immuables.
Mais voilà que la vie, avec son infini de possibilités, était advenue dans Rama. Faute d’être des créatures vivantes, les robots biologiques en étaient à coup sûr d’excellentes imitations.
Personne ne sut qui avait inventé le mot « biote ». Il sembla s’imposer d’emblée à l’usage, comme par une sorte de génération spontanée. De son poste d’observation du Moyeu, Pieter n’était rien de moins qu’observateur en chef des biotes, et il commençait, croyait-il, à voir clair dans quelques-uns de leurs modèles de comportement.
Les Araignées étaient des détecteurs mobiles qui, de la vue, et probablement du toucher, examinaient tout l’intérieur de Rama. Leur grouillement frénétique n’avait eu qu’un temps. En deux jours, elles avaient disparu par centaines, et il était devenu tout à fait exceptionnel d’en voir, ne fût-ce qu’une seule.
Elles avaient été remplacées par toute une ménagerie de créatures autrement impressionnantes. Cela n’avait pas été une mince affaire que de leur trouver des noms adéquats. Il y avait les Laveurs de Vitres avec leurs grosses pattes-pelotes parcourant pour les astiquer les six soleils artificiels de Rama. Leurs ombres énormes projetées sur la paroi opposée du monde provoquaient parfois de brèves éclipses.