Rodrigo sorti, il alluma le voyant NE PAS DÉRANGER. Il ne se rappelait pas quand il l’avait allumé pour la dernière fois, et fut étonné qu’il marchât encore. Il était à présent, au cœur de son vaisseau comble et bourdonnant d’activité, complètement isolé et seul, si l’on exceptait le portrait du capitaine James Cook, dont le regard le fixait du fond des allées du temps.
Se concerter avec la Terre était désormais impossible. On l’avait déjà prévenu que les messages de toutes sortes pouvaient être interceptés, et peut-être même par l’intermédiaire de la bombe. Il serait totalement responsable de ce qui suivrait.
On lui avait raconté une histoire au sujet d’un président des Etats-Unis — était-ce Roosevelt, ou Perez ? — qui avait sur son bureau un petit écriteau : « Personne ne me couvre. »
Il pouvait ne rien faire, et attendre que les Hermiens lui donnent le signal du départ. Mais l’Histoire, comment se souviendrait-elle de ce geste ? Norton n’était guère préoccupé par la gloire ou l’infamie posthume, mais ce qui lui répugnait, c’était de passer, aux yeux des générations à venir, pour le complice d’un crime cosmique qu’il avait le pouvoir d’empêcher.
Le plan, lui, était inattaquable. Comme il s’y attendait, Rodrigo avait prévu chaque détail, envisagé chaque éventualité, y compris le danger peu probable que la bombe pût exploser au moindre contact. Si cela se produisait, l’Endeavour, protégé toujours par l’écran que constituait Rama, n’aurait rien à craindre. Quant à Rodrigo, il paraissait considérer sa possible désincarnation avec une totale égalité d’âme.
Cela dit, même si la bombe était effectivement désamorcée, l’affaire n’en resterait pas là. Les Hermiens pourraient tenter un nouveau lancement, à moins que le moyen de les arrêter fût trouvé d’ici là. Mais en tout cas plusieurs semaines auraient été ainsi gagnées, et Rama aurait depuis longtemps dépassé le périhélie avant qu’un autre missile pût espérer le rejoindre. Entre-temps, les craintes des alarmistes auraient été infirmées. Ou le contraire…
Agir ou ne pas agir, telle était la question. Le commandant Norton ne s’était jamais senti une aussi proche parenté avec le prince du Danemark. Quoi qu’il fît, les issues, bonnes ou mauvaises, semblaient s’équilibrer parfaitement. L’aspect normal de sa décision était des plus épineux. S’il se trompait, il le saurait très vite. S’il avait raison, il ne pourrait peut-être jamais le prouver.
Il devenait futile de prolonger ce conflit d’arguments logiques, de vouloir baliser les carrefours du futur. On pouvait ainsi tourner en rond pour l’éternité. Le temps était venu pour lui de prêter l’oreille à ses voix intérieures.
Il rencontra, par-delà les siècles, cet autre regard, calme et qui ne se dérobait pas.
— Je suis d’accord avec vous, capitaine, murmura-t-il. L’espèce humaine doit vivre avec sa conscience. Quoi qu’en disent les Hermiens, la survie n’est pas tout.
Il enfonça le bouton qui le branchait sur la passerelle de commandement et, d’une voix lente, il dit :
— Lieutenant Rodrigo, j’aimerais vous voir.
Puis il ferma les yeux, cala ses pouces dans les bretelles de son fauteuil, et s’apprêta à savourer quelques instants de totale relaxation.
Cela risquait de ne pas se reproduire de sitôt.
SABOTEUR
Le scooter avait été allégé de tout l’équipement superflu. Il se réduisait maintenant à un simple cadre qui réunissait les systèmes de propulsion, de navigation et de survie. On avait même ôté le siège du copilote, car chaque kilogramme de masse supplémentaire se payerait en durée supplémentaire de mission.
C’était une des raisons, pas nécessairement la plus importante, pour lesquelles Rodrigo avait insisté pour y aller seul. C’était un travail si simple qu’une seule paire de mains suffisait. L’accélération que pouvait maintenant se permettre le scooter mis à nu dépassait un tiers de G, ce qui lui ferait faire le trajet de l’Endeavour au missile en quatre minutes. Les six minutes de temps utile ainsi dégagées devraient suffire.
Rodrigo ne se retourna qu’une fois après avoir quitté le vaisseau ; il vit que, comme prévu, il avait pris de la hauteur à l’aplomb de l’axe central et qu’il dérivait doucement au-dessus du disque tournant de la face nord. Le temps qu’il ait atteint la bombe, il se trouverait séparé du navire par toute l’épaisseur de Rama.
Pour survoler la plaine polaire, il prit son temps. Rien ne pressait, car les caméras de la bombe ne pouvaient encore le déceler. Il en profita pour ménager son carburant. Puis il dépassa le rebord circulaire du monde ; il était en vue du missile étincelant sous un soleil plus cru encore que celui qui baignait sa planète natale.
Rodrigo avait déjà composé le plan de vol. Il lui suffit de mettre en marche le programme. Le scooter vira par rapport à ses gyroscopes et, en quelques secondes, fut lancé à pleine puissance. La pesanteur provoquée par l’accélération fut d’abord écrasante, puis Rodrigo s’y adapta. Après tout, il en avait subi, sans gêne aucune, deux fois plus dans Rama, et il était né sur la Terre où elle était triple.
Tandis que le scooter s’orientait de lui-même droit sur la bombe, Rodrigo vit tomber sous lui l’énorme paroi extérieure du cylindre long de cinquante kilomètres. Il aurait été, toutefois, bien incapable d’évaluer la taille de Rama tant la surface de Rama était lisse et dépourvue d’accidents, de repères — tellement qu’on aurait pu douter qu’il tournât.
Une centaine de secondes plus tard, il était presque à mi-chemin. La bombe, toujours trop éloignée pour laisser voir tous ses détails, était cependant de plus en plus brillante sur le noir de jais du ciel. L’absence d’étoiles était un spectacle étrange : pas même la Terre lumineuse ni l’éblouissante Vénus. Les filtres sombres qui protégeaient ses yeux de l’éclat mortel du soleil en avaient absorbé la clarté. Rodrigo pensa qu’il était en train de battre un record : celui de la mission en espace libre la plus proche du Soleil. Heureusement pour lui, l’activité solaire était faible.
A deux minutes dix secondes, un voyant clignota et la poussée retomba à zéro. Le scooter fit demi-tour sur lui-même et de nouveau les gaz jaillirent à pleine puissance. La décélération était amorcée, au même taux insensé de trois mètres par seconde au carré, et même mieux que cela sans doute, puisqu’il avait brûlé près de la moitié de son carburant.
La bombe se trouvait à vingt-cinq kilomètres. Encore deux minutes et il aurait couvert cette distance. Il avait atteint une vitesse de pointe de quinze cents kilomètres à l’heure, ce qui, pour un scooter de l’espace, était une folie et vraisemblablement un autre record. Mais ce n’était pas à proprement parler une mission en espace libre de routine, et il savait avec précision ce qu’il faisait.
La bombe grossissait. Il distinguait l’antenne principale, braquée sur l’étoile invisible qu’était Mercure.
Les images de l’approche du scooter couraient sur ses ondes depuis trois minutes à la vitesse de la lumière. Dans deux minutes, elles parviendraient à Mercure.
Que feraient alors les Hermiens en le voyant ? Ils seraient abasourdis, bien sûr. Ils comprendraient instantanément qu’il avait opéré un rendez-vous avec la bombe avant qu’eux-mêmes sachent qu’il s’y dirigeait. Un homme laissé là en observation avertirait l’autorité supérieure, ce qui prendrait encore du temps. Mais même dans la pire éventualité, même si l’officier de service avait l’autorisation de mettre à feu la bombe et qu’il le fît immédiatement, il faudrait au signal cinq autres minutes pour arriver.