La réaction ne serait pas immédiate, Rodrigo en était sûr bien qu’il n’eût pas parié là-dessus, car les cosmochrétiens ne pariaient jamais. Les Hermiens hésiteraient à détruire un véhicule de reconnaissance de l’Endeavour, même s’ils suspectaient ses intentions. Ils essaieraient certainement de discuter, d’une façon ou d’une autre, et ça signifiait un gain de temps supplémentaire.
Mais la meilleure raison, c’était qu’ils ne gaspilleraient pas une bombe de plusieurs gigatonnes contre un simple scooter. Car ce serait du gâchis que de la faire exploser à vingt kilomètres de sa cible. Il leur faudrait d’abord la déplacer. Oui, il avait tout son temps, mais il agirait selon le scénario le plus défavorable.
Comme si le signal de mise à feu devait arriver dans le temps minimal : cinq minutes.
Pendant que le scooter parcourait les derniers cent mètres, Rodrigo compara rapidement les détails qu’il distinguait maintenant avec ceux qu’il avait examinés sur les photos prises de loin. La série d’images avait maintenant pris la dureté du métal et le poli du plastique. L’abstraction s’était faite réalité meurtrière.
La bombe avait un diamètre de trois mètres sur dix de long environ, ce qui coïncidait étrangement avec les proportions de Rama lui-même. Elle était attachée à la structure du véhicule porteur par un réseau apparent de courtes tiges en double T. Pour une raison qui sans doute n’était pas étrangère à l’emplacement du centre de gravité, la bombe était fixée perpendiculairement à l’axe du porteur, ce qui lui donnait l’allure sinistre d’une tête de marteau. Et c’était un marteau, en vérité, assez lourd pour pulvériser un monde.
De chaque extrémité de la bombe partaient des faisceaux de câbles sous tresse isolante, qui, après avoir longé le cylindre, disparaissaient à travers le réseau de tiges dans l’intérieur de l’engin. Là seulement se trouvaient le système de communications et les commandes ; la bombe elle-même ne portait pas la moindre antenne. Il suffisait à Rodrigo de couper ces deux faisceaux de câbles pour ne laisser qu’une inoffensive masse de métal inerte.
Cela lui sembla trop facile, quoiqu’il ne se fût pas attendu à autre chose. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il restait encore trente secondes avant que les Hermiens ne s’aperçussent de son existence, même s’ils l’avaient vu surgir de derrière Rama. Il pouvait donc absolument compter sur cinq minutes de travail ininterrompu, avec une probabilité à 99 % d’un délai bien plus considérable.
Dès que le scooter, ayant épuisé son élan, se fut arrêté, Rodrigo l’arrima à la structure du missile si bien que les deux ne firent qu’un ensemble rigide. Ce fut exécuté en quelques secondes. Il avait déjà choisi ses outils. Il sortit donc aussitôt de son siège, légèrement entravé malgré tout par sa lourde combinaison isolante.
La première chose qui lui tomba sous les yeux fut une petite plaque métallique où se lisait :
COMMISSARIAT À L’ÉNERGIE
Section D
47, Sunset Boulevard
17464 Vulcanopolis
Pour tout renseignement s’adresser à M. Henry K. Jones.
Rodrigo eut le pressentiment que, dans quelques minutes, M. Jones aurait fort à faire.
Le câble n’offrit aucune résistance aux lourdes pinces coupantes. Les premiers brins étaient déjà coupés et Rodrigo avait à peine pensé à l’enfer enchaîné à quelques centimètres de lui. Si ses gestes devaient le déchaîner, il n’en saurait jamais rien.
De nouveau, il consulta sa montre. Cela lui avait pris moins d’une minute, il était donc dans les temps. Après avoir coupé l’autre faisceau de câbles, il pourrait rentrer, sous les regards furieux et dépités des Hermiens.
Il venait de s’attaquer au second faisceau de câbles lorsqu’il sentit une faible vibration dans le métal qu’il touchait. Soudain alarmé, il se retourna pour regarder la masse du missile.
L’éclat indigo caractéristique des moteurs-fusées à plasma couronnait un des réacteurs d’orientation. La bombe s’apprêtait à manœuvrer.
Le message de Mercure fut bref et accablant. Il arriva deux minutes après que Rodrigo eut disparu derrière Rama.
CONTRÔLE SPATIAL MERCURE INFERNO WEST A COMMANDANT ENDEAVOUR, DÈS RÉCEPTION DE CE MESSAGE VOUS AVEZ UNE HEURE POUR QUITTER VOISINAGE RAMA. VOUS SUGGÉRONS VITESSE MAXIMALE DANS PROLONGEMENT AXE DE ROTATION. ACCUSEZ RÉCEPTION. FIN MESSAGE.
Norton le lut d’abord avec incrédulité, puis avec colère. Il faillit céder à l’envie puérile de répondre que tout l’équipage était dans Rama, et qu’il faudrait des heures pour l’évacuer. Mais cela ne servirait à rien, sauf à éprouver la détermination et les nerfs des Hermiens.
Au fait, pourquoi s’étaient-ils décidés à agir plusieurs jours avant le passage au périhélie ? Il se demanda si, devant la pression croissante de l’opinion publique, ils n’avaient pas décidé de mettre le reste de l’espèce humaine devant un fait accompli. L’explication semblait fragile. Une telle perméabilité aux affects des masses ne leur ressemblait pas.
Rodrigo était impossible à rappeler, et le resterait, derrière l’obstacle aux ondes que constituait Rama, tant qu’il ne serait pas directement en vue, c’est-à-dire pas avant le succès, ou l’échec, de la mission.
Norton ferait donc attendre sa réponse. Il avait du temps devant lui : cinq bonnes minutes. Entre-temps, il aurait arrêté son attitude à l’égard de Mercure.
Pourquoi ne pas ignorer complètement ce message, et attendre de voir ce que feraient les Hermiens ?
Le premier sentiment qu’éprouva Rodrigo lorsque la bombe se mit en mouvement ne fut pas la peur, la peur physique. C’était quelque chose de bien plus accablant. Il croyait que l’univers était régi par des lois strictes auxquelles Dieu lui-même ne pouvait se soustraire — et encore moins les Hermiens. Un message, quel qu’il fût, ne pouvait aller plus vite que la lumière ; il était en avance de cinq minutes sur tout ce qu’entreprendrait Mercure.
Il ne pouvait donc s’agir que d’une coïncidence, extraordinaire, peut-être fatale, mais rien de plus. Un signal pouvait avoir été envoyé à la bombe au moment même où il quittait l’Endeavour. Dans le temps qu’il en parcourait ses cinquante, le signal faisait un bond de quatre-vingts millions de kilomètres.
Ou alors il ne s’agissait que d’un changement d’assiette automatique pour parer à l’échauffement d’une partie du missile. La température de surface approchait par endroits les quinze cents degrés, et Rodrigo avait bien pris soin de rester autant que possible dans l’ombre.
Un second réacteur s’alluma, pour moduler le mouvement imprimé par le premier. Cette fois, ce n’était plus une simple correction thermique. La bombe se réorientait, et elle visait Rama…
Il était futile, en cet instant, de se demander pourquoi. Une seule chose était en sa faveur : le missile était un engin à accélération très progressive, qui ne pouvait se permettre plus d’un dixième de G. Rodrigo le supporterait.
Il vérifia l’ancrage du scooter à la structure de la bombe et revérifia le câble de sécurité de sa propre combinaison.
Une froide colère, qui ne faisait que renforcer sa détermination, le gagnait. Cela signifiait-il que les Hermiens allaient faire exploser la bombe sans crier gare ni donner à l’Endeavour une chance de s’en sortir ? Il était difficile de croire qu’ils perpétreraient un acte de folie criminelle dans le dessein de retourner contre eux le reste du système solaire. Pour quelle raison passeraient-ils ainsi outre à la promesse solennelle de leur ambassadeur ?