— Et pour quoi faire ?
— Eh bien, vous connaissez l’hypothèse à propos des biotes… L’idée selon laquelle ils n’existent que pour autant qu’on a besoin d’eux, et qu’ils sont alors créés, synthétisés à partir de matrices stockées quelque part ?
— En effet, dit Mercer avec une lenteur méditative.
— Ce qui veut dire que quand un Raméen a besoin d’un simbleau à main gauche il compose le numéro de code correspondant, et l’exemplaire voulu est fabriqué d’après le modèle emmagasiné ici.
— Quelque chose comme cela. Mais ne me demandez pas de détails.
Les dimensions des colonnes entre lesquelles ils étaient passés n’avaient cessé de croître. Leur diamètre dépassait maintenant les deux mètres. La taille des images avait grandi en conséquence. Il était évident que, pour des raisons certainement excellentes, les Raméens préféraient s’en tenir strictement à la grandeur nature. Norton se demanda comment ils s’y prenaient pour les objets de taille monumentale, s’il y en avait.
Pour améliorer leur efficacité, les quatre explorateurs s’étaient aventurés chacun de leur côté entre les colonnes de cristal, photographiaient précipitamment tout ce que pouvaient débusquer les objectifs de leurs appareils. Quelle chance extraordinaire, se dit Norton qui avait par ailleurs le sentiment de l’avoir bien mérité ; jamais ils n’auraient pu mieux trouver que ce catalogue des manufactures raméennes. Et pourtant, d’une certaine façon, rien n’était plus décevant. Rien n’était réellement présent, sauf d’impalpables jeux de lumières et d’ombres : ces objets d’apparence tangible n’existaient pas vraiment.
Bien qu’il sût tout cela, plus d’une fois Norton fut tenté de trancher à coups de laser à travers les colonnes, pour pouvoir ramener sur Terre quelque chose de matériel. C’était le même réflexe, pensa-t-il amèrement, qui poussait le singe à attraper le reflet de la banane dans le miroir.
Il photographiait ce qui paraissait être un appareil d’optique, quand le cri de Calvert le figea sur place :
— Capitaine ! Karl ! Will ! Regardez ça !
Joe, qu’on savait prompt à s’emballer, avait trouvé de quoi justifier tous les enthousiasmes.
A l’intérieur d’une des colonnes larges de deux mètres se trouvait un harnachement, ou uniforme, très sophistiqué, destiné de toute évidence à une créature verticale beaucoup plus grande qu’un homme. Un ruban de métal, très étroit, entourait ce qui devait être une taille, un thorax, ou quelque segment de corps inconnu de la zoologie terrestre. A partir de là s’élevaient trois minces colonnes qui se recourbaient vers l’extérieur et aboutissaient à une ceinture parfaitement circulaire, d’un mètre de diamètre. Des brides, également réparties sur son pourtour, ne pouvaient servir qu’à être enfilées par des membres supérieurs ou des bras. Et il y en avait trois…
Le reste se composait d’un grand nombre de poches, de boucles, de baudriers d’où saillaient des outils (des armes ?), des tuyaux, des câbles électriques, et même de petites boîtes noires qui n’auraient pas dépareillé un laboratoire d’électronique sur Terre. L’ensemble était presque aussi compliqué qu’une combinaison spatiale, bien qu’il n’habillât sans doute que très partiellement la créature qui le portait.
Cette créature était-elle un Raméen ? se demanda Norton. Nous ne le saurons probablement jamais. En tout cas, ç’avait dû être une créature intelligente, car aucun animal n’aurait pu maîtriser un équipement aussi élaboré.
— Près de deux mètres cinquante, dit Mercer d’un ton pensif, sans compter la tête… Mais quelle sorte de tête ?
— Trois bras, et vraisemblablement trois jambes. La même structure que les araignées, mais avec des formes plus massives. A votre avis, c’est une coïncidence ?
— J’en doute. Nous faisons les robots à notre image ; on peut s’attendre à ce que les Raméens fassent de même.
Joe Calvert, anormalement muet, contemplait la chose avec une sorte de crainte respectueuse.
— Vous pensez qu’ils nous savent ici ? souffla-t-il.
— Cela m’étonnerait, dit Mercer. Nous sommes loin d’avoir atteint leur seuil de conscience… Mais les Hermiens, eux, ont failli y parvenir.
Ils étaient là, incapables de se détacher du spectacle, quand Pieter les appela depuis le Moyeu. Sa voix était inquiète.
— Capitaine, vous feriez mieux de sortir.
— Que se passe-t-il ? Les biotes nous rendent visite ?
— Non. Plus grave que cela. Les lumières sont en train de s’éteindre.
RETRAITE
Lorsqu’ils eurent précipitamment passé l’ouverture découpée au laser, il sembla à Norton que les six soleils de Rama brillaient d’un éclat inchangé. Pieter aura certainement fait une erreur, pensa-t-il… Cela ne lui ressemble guère…
C’était précisément cette réaction que Pieter avait prévue.
— C’est arrivé si progressivement, expliqua-t-il d’un ton d’excuse, qu’il m’a fallu longtemps avant de remarquer une différence. Mais il n’y a pas de doute, j’ai effectué des mesures. L’intensité lumineuse a baissé de quarante pour cent.
Maintenant que Norton s’était réaccoutumé à la clarté après le séjour dans la pénombre du temple de verre, il ne pouvait que croire Pieter. Le long jour de Rama touchait à sa fin.
Bien que la chaleur fût égale, Norton se surprit à frissonner. Il connaissait cette sensation depuis certain jour d’été sur Terre. Il s’était produit une inexplicable baisse de luminosité, comme si s’abattait une brume de ténèbres, ou comme si le soleil avait perdu sa force, et pourtant le ciel était vierge de nuages. Puis il se souvint. C’était le début d’une éclipse partielle.
— Nous y voilà, dit-il d’une voix sombre. Nous rentrons. Laissez les équipements sur place, nous n’en aurons plus besoin.
Il espéra que les événements lui donneraient raison sur le point suivant : s’il avait choisi Londres pour cette dernière mission, c’était parce qu’aucune autre ville n’était aussi proche d’un escalier. La première marche de Bêta n’était qu’à quatre kilomètres.
Ils adoptèrent les longues foulées qui étaient le pas de course le plus praticable à mi-gravité. Et Norton imprima une allure qui, selon lui, les amènerait au bord de la plaine sans fatigue en un temps minimal. Il avait très précisément présents à l’esprit les huit kilomètres qu’ils auraient à gravir une fois Bêta atteint, mais il se sentirait bien plus en sécurité quand la montée serait effectivement entamée.
Le premier tremblement survint alors qu’ils étaient tout proches de l’escalier. La secousse fut légère, et, instinctivement, Norton se retourna vers le sud, s’attendant à voir les feux d’artifice se rallumer autour des Cornes. Mais Rama paraissait ne jamais se répéter exactement : si les pics effilés étaient le théâtre de décharges électriques, elles étaient trop faibles pour être visibles.
— J’appelle la passerelle du commandant, dit-il. Vous avez perçu quelque chose ?
— Oui, capitaine, un choc très faible. Ce pourrait être un autre changement d’assiette. Nous comparons avec nos gyroscopes… Rien encore. Si ! Attendez ! Je lis quelque chose… à la limite du détectable… Moins d’un microradian par seconde, mais persistant.
Bien qu’avec une insensible lenteur, Rama était en train de virer. Les chocs précédents n’avaient peut-être été qu’une fausse alarme, mais là, ce devait être pour de bon.