Non, c’était ridicule. Il était absurde d’imaginer que ces milliards de tonnes pourraient bondir inopinément pour leur faire lâcher prise. Toujours est-il que Norton poursuivit l’ascension sans jamais perdre longtemps contact avec la main courante.
Des siècles plus tard, ils furent en haut de l’escalier. Ne restaient plus que quelques centaines de mètres de cette échelle semblable à une voie ferrée. Il n’était plus utile d’escalader à proprement parler ce dernier tronçon, puisqu’un seul homme sur le Moyeu pouvait, en halant sur une corde, en hisser un autre dans la gravité rapidement décroissante. Au pied de l’échelle, un homme ne pesait déjà plus que cinq kilos. Au sommet, son poids était pratiquement nul.
Norton, calé sur le nœud de chaise, put donc se détendre, se raccrochant de temps en temps à un barreau pour contrebalancer la force de Coriolis qui, bien que très faible, tentait toujours de l’écarter de l’échelle. Il avait presque oublié ses muscles contractés lorsqu’il contempla une dernière fois l’étendue de Rama.
La lumière était sensiblement celle d’un clair de lune sur Terre. Le paysage était parfaitement distinct, à ses moindres détails près. Le pôle Sud était partiellement masqué par une brume rougeoyante dont seule la pointe de la grande Corne émergeait, sous forme d’un point noir, étant vue de face exactement.
Le continent qui s’étendait derrière la mer, aussi soigneusement cartographié qu’inconnu, présentait la même marqueterie disparate qu’à l’accoutumée, mais la perspective qui en raccourcissait les lignes rendait son examen peu gratifiant, et Norton ne le parcourut que brièvement du regard.
Il contourna du regard l’anneau de la mer et remarqua pour la première fois le dessin régulier des turbulences, comme si les vagues se brisaient sur des écueils répartis géométriquement. La manœuvre de Rama produisait un effet certain, mais à peine sensible. Il était sûr que, s’il avait demandé au sergent Barnes de reprendre la mer sur sa défunte Resolution, elle aurait, même dans ces conditions, obéi avec enthousiasme.
New York, Londres, Paris, Moscou, Rome… Il dit adieu à toutes ces villes du continent nord, et espéra que les Raméens lui pardonneraient les dommages qu’il avait pu y commettre. Ils comprendraient peut-être que c’était pour le bien de la science.
Puis il fut au Moyeu. Des mains empressées se tendirent pour le saisir et pour lui faire passer en hâte les sas. Il ne put maîtriser le tremblement de ses bras et de ses jambes surmenés. Incapable ou presque de coordonner ses mouvements, il se laissa avec bonheur manipuler comme un paralytique.
Le ciel de Rama se rétrécit au-dessus de lui tandis qu’il s’enfonçait dans le cratère central du Moyeu. Puis, comme la porte intérieure du sas se refermait sur la vue de ce monde, il se prit à penser : « Étrange que cette nuit doive tomber maintenant que Rama est au plus près du soleil ! »
ESPACE MOTEUR
Norton jugea qu’une centaine de kilomètres donneraient une marge de sécurité suffisante. Rama se présentait exactement par le travers, sous forme d’un vaste rectangle noir qui éclipsait le soleil. Cette circonstance lui avait permis de faire partir l’Endeavour dans l’ombre, afin de soulager le système de refroidissement et de procéder à quelques révisions trop longtemps différées. Le cône d’obscurité protectrice de Rama pouvait disparaître d’un moment à l’autre, et il avait l’intention d’en tirer le meilleur parti possible.
Rama n’avait pas cessé son mouvement. Il s’était déjà incliné de quinze degrés, et il était impossible de ne pas envisager l’imminence d’un changement d’orbite décisif. Aux Planètes unies, l’agitation culminait en hystérie, mais seul un faible écho en parvenait jusqu’à l’Endeavour. L’équipage était recru de fatigue physique et nerveuse, et à part une squelettique équipe de quart, on avait dormi pendant un tour de cadran après le décollage de la base du pôle Nord. Sur ordre du docteur, Norton lui-même avait recouru à l’électro-sédation, ce qui ne l’avait pas empêché de monter en rêve un interminable escalier.
Au deuxième jour sur le vaisseau, les choses avaient repris un cours presque normal. L’exploration de Rama semblait désormais appartenir à une autre vie. Norton s’attaqua au travail administratif qui s’était accumulé et se remit aux projets d’avenir. Mais il repoussa toutes les demandes d’interview qui avaient pu s’infiltrer par les circuits de la Sécurité solaire et même par ceux de Spaceguard. Mercure ne disait mot, et l’Assemblée générale des Planètes unies avait ajourné sa séance, bien qu’elle fût prête à se réunir à la première convocation.
Trente heures après avoir quitté Rama, Norton goûtait sa première nuit de vrai sommeil, quand il fut sans ménagements ramené à l’état de veille. Il jura brumeusement, ouvrit un œil trouble sur Karl Mercer et, aussitôt, il fut, comme tout bon commandant, parfaitement réveillé :
— Le mouvement s’est arrêté ?
— Rama est aussi inerte qu’une pierre.
— Vite, à la passerelle.
Le vaisseau était tout éveillé ; les chimpanzés eux-mêmes sentirent l’imminence de quelque chose et laissèrent fuser de petits couinements anxieux avant que le sergent Mac Andrews ne les rassurât par de brefs gestes de la main. Norton, qui s’installait et se sanglait dans son fauteuil, se demanda toutefois si ce n’était pas une fausse alarme.
Rama, qui se présentait maintenant comme un cylindre trapu, laissait apparaître une lunule incandescente de soleil. Norton guida doucement l’Endeavour dans l’ombre de l’éclipse artificielle, et vit réapparaître, dans sa splendeur nacrée, la couronne du soleil cloutée des plus brillantes étoiles. Une énorme protubérance, haute d’un demi-million de kilomètres au moins, avait pu se dresser si haut que ses ramifications supérieures la faisaient ressembler à un arbre de feu écarlate.
Il ne restait plus qu’à attendre, se dit Norton. Le plus important, serait de ne pas se laisser gagner par l’ennui, d’avoir le bon réflexe au bon moment, de veiller à ce qu’aucune voix ne manquât au précis contrepoint des instruments, aussi longtemps qu’il le faudrait.
C’était étrange. Le champ d’étoiles glissait comme si les moteurs de roulis avaient été mis en marche. Mais il n’avait touché aucune commande, et si un réel mouvement s’était produit, il l’aurait aussitôt détecté.
— Capitaine ! appela Calvert depuis le poste de navigation, nous tournons sur nous-mêmes ! Regardez les étoiles ! Mais je ne vois rien sur les instruments !
— Les plates-formes à inertie fonctionnent ?
— Tout à fait normalement. Je vois l’aiguille trembler autour du zéro. Mais nous roulons de plusieurs degrés par seconde !
— Impossible !
— Bien sûr — mais regardez par vous-même…
Quand tout le reste le lâchait, l’homme devait se fier aux organes de ses sens. Norton ne put douter une seconde que le firmament se fût mis à tourner : Sirius apparaissait au bord du hublot. Ou bien l’univers, régressant selon un schéma pré-copernicien, avait soudain décidé de pivoter autour de l’Endeavour, ou bien, les étoiles étant immobiles, c’était le vaisseau qui tournait.
La seconde explication, si elle paraissait plus vraisemblable, impliquait une contradiction apparemment insoluble. A l’allure où le vaisseau tournait, Norton aurait dû le sentir, comme on disait, par l’intermédiaire du fond de son pantalon. De plus, toutes les plates-formes à inertie n’avaient pas pu tomber en panne simultanément et indépendamment.