Il ne restait qu’une seule solution. Chaque atome, jusqu’au dernier, de l’Endeavour, devait être sous l’empire d’une quelconque force, et seul un très puissant champ gravitationnel pouvait produire un tel effet. Du moins, aucun autre champ connu…
D’un coup, les étoiles disparurent. Le disque aveuglant du soleil émergeait de derrière l’écran de Rama, et son éclat avait balayé tous les autres astres du ciel.
— Que donnent les radars ? Et l’effet Doppler ?
Norton, qui s’attendait à ce que ces instruments aussi fussent réduits en silence, se trompait.
Rama avait fini par démarrer, avec un modeste taux d’accélération de 0,015 gravités. Norton se dit que le Dr Perera pourrait triompher, lui qui avait prédit un maximum de 0,02. Et l’Endeavour était pris dans son sillage comme une épave flottante tourbillonnait à la suite d’une embarcation rapide…
L’accélération se maintint au fil des heures. Rama s’écartait de l’Endeavour à une vitesse régulièrement croissante. A mesure que l’écart se creusait, le comportement aberrant du vaisseau s’atténuait, cédant la place aux lois normales de l’inertie. Ils ne purent que faire des hypothèses sur les énergies à l’effet desquelles ils avaient un instant succombé. Et Norton se félicita d’avoir garé l’Endeavour à bonne distance avant que Rama n’eût déclenché sa manœuvre.
Quant à l’origine de ce mouvement, une seule chose était certaine, même si tout le reste était mystère, il ne s’était produit ni éjection de gaz ni émission ionisée ou de plasma lors du changement d’orbite de Rama. Et nul ne l’exprima mieux que le professeur-sergent Myron qui dit d’une voix aussi scandalisée qu’incrédule :
— Autant pour la troisième loi de Newton !
C’était pourtant à cette troisième loi qu’allait obéir l’Endeavour le lendemain lorsqu’il dépensa ses dernières gouttes de carburant à se placer sur une orbite plus éloignée du soleil. Le transfert, bien que minime, reculerait le périhélie de dix millions de kilomètres, ce qui faisait toute la différence entre un fonctionnement, à quatre-vingt-quinze pour cent de sa capacité, du système de refroidissement, et la mort par carbonisation.
Lorsqu’ils eurent achevé cette manœuvre, Rama se trouvait à deux cent mille kilomètres, presque invisible sur le fond aveuglant du soleil. Mais les radars les renseignaient toujours avec précision sur sa trajectoire. Et leur étonnement crût à mesure que les chiffres s’alignaient.
Ils les vérifièrent inlassablement, puis-ils ne purent éluder l’incroyable conclusion qui annihilait les craintes des Hermiens, l’héroïsme de Rodrigo et le verbiage de l’Assemblée générale.
Quelle dérision cosmique, se dit Norton en jetant les yeux sur les derniers chiffres, si après un million d’années de navigation sans accrocs, les calculatrices de Rama avaient fait une erreur infime, quelque chose comme un plus à la place d’un moins dans une équation !
Car tout le monde était persuadé que Rama ralentirait pour se laisser capturer par le champ gravitationnel du soleil et prendre place dans la ronde des planètes. Or, il faisait exactement le contraire.
Il accélérait, dans la plus invraisemblable direction.
Rama tombait toujours plus vite vers le soleil.
PHÉNIX
A mesure qu’était mieux et plus clairement définie la nouvelle orbite, on voyait de moins en moins comment Rama pourrait échapper au désastre. Seule une poignée de comètes avait frôlé d’aussi près le soleil. Au périhélie, il ne serait qu’à moins d’un million de kilomètres de cet enfer d’hydrogène en feu. A ce point, aucun matériau solide ne pouvait résister. Le dur alliage qui constituait l’écorce de Rama aurait commencé à fondre depuis une distance dix fois supérieure.
Au grand soulagement général, l’Endeavour, lui, venait de franchir son propre périhélie et ne cessait d’augmenter sa distance par rapport au soleil. Rama gravitait déjà très avant sur son orbite rapide et serrée, visible au bord des franges de la couronne. Du vaisseau, on aurait une vue grandiose du terrible dénouement.
Puis, à cinq millions de kilomètres du soleil et toujours accélérant, Rama se mit à sécréter son cocon. Jusque-là, il était apparu dans le plus puissant télescope du bord comme une brindille luisante. Puis il commença à scintiller, comme une étoile à travers les vapeurs de l’horizon. On eût dit qu’il allait se désintégrer. Norton, lorsqu’il en vit l’image se dissoudre, ressentit cruellement la perte d’une telle merveille. Puis il dut admettre que Rama était toujours là, mais entouré d’un halo miroitant.
Alors il disparut, ne laissant qu’un objet semblable à une étoile, sans disque au contour apparent, comme si Rama s’était soudain contracté en une balle minuscule.
Ils ne comprirent qu’un peu plus tard tout ce qui s’était produit. Rama avait effectivement disparu, car il se trouvait au sein d’une sphère impeccablement réfléchissante et d’un diamètre d’une centaine de kilomètres. Ils ne pouvaient plus voir que le reflet du soleil lui-même sur le quartier de la sphère tourné vers eux. Derrière cette bulle protectrice, Rama n’avait sans doute rien à craindre de l’enfer solaire.
Au fil des heures, la bulle changea de forme. L’image du soleil s’étira et se tordit. La sphère s’allongeait en un ellipsoïde dont l’axe était pointé en direction de sa course. Ce fut à ce moment que les observatoires automatiques, qui depuis deux cents ans étaient braqués sur le soleil, communiquèrent leurs premières données aberrantes.
Le champ magnétique du soleil présentait d’étranges symptômes dans la région de Rama. Malgré leur million de kilomètres, les lignes de force qui tressaient la couronne et lançaient les jets de gaz violemment ionisé à des vitesses défiant l’écrasante gravité elle-même du soleil, s’écartaient autour de l’ellipsoïde scintillant. L’œil n’en percevait rien encore, mais les instruments sur orbite communiquaient le détail des altérations du flux magnétique et de la radiation ultraviolette.
Et voilà que les altérations de la couronne étaient visibles à l’œil nu. Un tube ou tunnel faiblement luisant, long d’une centaine de milliers de kilomètres, était apparu dans la très haute atmosphère du soleil. Il présentait une légère courbure qui était celle-là même de la trajectoire de Rama, et Rama lui-même — ou son cocon protecteur — apparaissait comme une goutte scintillante fonçant toujours plus vite à l’intérieur du fantomatique tunnel qui perçait la couronne.
Car sa vitesse augmentait toujours. Elle avait déjà dépassé les deux cent mille kilomètres à la seconde, et il n’était donc plus question qu’il restât captif du soleil. Là au moins, la stratégie des Raméens était claire. Ils n’étaient venus si près du soleil que pour pomper son énergie à la source, afin de se propulser plus vite encore vers leur but, ultime et inconnu…
Mais il semblait maintenant qu’ils pompaient plus que de l’énergie proprement dite. Personne n’en aurait juré, car les plus proches stations d’observation étaient à trente millions de kilomètres de là, mais plusieurs signes précis laissaient penser qu’un courant de matière allait du soleil à l’intérieur de Rama lui-même, comme si ce dernier compensait les pertes et les fuites causées par dix mille siècles de course dans l’espace.
Plus vite, toujours plus vite, Rama frôlait le soleil, le contournait, le dépassait. Jamais le système solaire n’avait été traversé aussi rapidement. En moins de deux heures, il avait viré de quatre-vingt-dix degrés, ultime preuve administrée avec condescendance de son peu d’intérêt prêté aux mondes dont il avait si fort troublé la tranquillité.