— Jetez cela, Achille. Brûlez-le. Je ne veux plus le voir.
Je me suis élancé au-dehors, en tenant la photographie dédicacée. Des sanglots rauques me nouaient la gorge. Je n’avais pas conscience du froid intense qui faisait craquer les flasques d’eau. J’ai couru au pigeonnier de Riton. Une grosse ampoule nue l’éclairait. Mon jeune ami actionnait le soufflet de sa forge en chantonnant. Les braises incandescentes éclaboussaient sa figure de traînées rouges ; on aurait dit un démon blond.
En me voyant surgir il a sursauté car j’étais en pantoufles et il ne m’avait pas entendu venir.
— Tu reconnais ça ? ai-je demandé en lui présentant la photographie.
Il l’a reconnue et s’est demandé comment ce cliché était parvenu aussi vite entre mes mains. Mon expression devait être terrible car il a reculé.
— Tu es une petite vermine, Riton !
J’ai empoigné la barre de fer qui mijotait dans le centre du foyer. L’autre extrémité était pourvue d’un morceau de feutre permettant de la manipuler sans se brûler.
— Écoute, François, je…
— Je te défends de parler. Le mari sort d’ici ! Il a détruit ma toile, tu entends ? Toi qui n’es qu’une vomissure de l’humanité, tu ne peux pas te rendre compte ce que ça représente pour un peintre !
— François, je n’ai pas voulu !
— Je ne te pardonnerai jamais ce que tu as fait ! Tu es pourri du dedans, Riton ! Tu n’es qu’une basse crapule ! Tu souilles tout ce que tu approches. Alors tu vas filer d’ici tout de suite, petit saligaud ! Tout de suite !
Je décrivais des moulinets avec la barre de fer qui pâlissait déjà.
— Oui, François, oui…
— Je te donne cinq minutes pour mettre tes fringues dans une valise, tu m’entends ?
— Oui, François, oui…
Il reculait jusqu’à la porte ; lorsqu’il a senti le vide de la nuit dans son dos, il a fait un saut en arrière, une véritable cabriole de lapin, et s’est mis à détaler dans le jardin pétrifié.
J’ai repiqué la barre de fer dans le nid de braises et je l’ai suivi à distance. La neige commençait de tomber. Des flocons légers comme des parcelles de papier voletaient entre les arbres. La silhouette sombre de Riton escaladait déjà le perron.
Ma colère ne faiblissait pas. J’ai levé la tête vers le ciel hermétique comme pour implorer sa clémence. J’avais besoin d’un apaisement immédiat, sinon j’allais devenir fou.
Mais le ciel ne m’adressait que des flocons de neige qui me tombaient mollement dans les yeux.
CHAPITRE X
Il savait ce qu’il faisait et toute sa vie ce serait ainsi : il aurait ce petit éclair de génie de la dernière seconde. La trouvaille de Riton, ç’a été de mettre pour partir le vieil imper troué avec lequel il s’était présenté chez moi lors de sa première visite, de prendre sa valise de carton ravagée et non la mallette en peau de porc que je lui avais offerte ; enfin, d’ébouriffer ses cheveux. J’étais dans mon atelier, vautré sur le divan tandis que mon chevalet sans toile ressemblait aux arbres sans feuilles du jardin. Il est resté à l’entrée de la tour, l’air contrit. Il avait des larmes sur les joues. Je savais qu’il trichait et que tout ça faisait partie de sa panoplie de tricheur ; pourtant j’ai senti mon cœur serré.
S’il m’avait appelé François, je pense que j’aurais réagi ; mais non, il était aussi habile pour savoir quel vocabulaire employer.
— Salut, vieille cloche… Je regrette que ça n’ait pas collé, nous deux. Je t’avais à la chouette, toi et ta barbouille pour snob. Je sais que j’ai envoyé le bouchon un peu trop loin… Je m’suis pas rendu compte… Qu’est-ce que tu veux, j’ai pas été élevé aux Oiseaux ! Avant de les mettre, je voulais te dire que…
Je songeais :
« C’est ça, fais ton numéro, mon bonhomme ! »
Mais malgré tout, sa mine composée, ses mots bredouillés, ses larmes artificielles me poignaient.
— Je voulais te dire que je regrettais, François. Vois-tu, je me fais penser au mec qui joue au c.. avec un pétard. Y croit que le magasin est vide, mais y reste une praline dedans, le coup part et le mec se retrouve tout ballot avec un zig étalé à ses pieds. Tu comprends, j’savais pas que le pétard était chargé.
— Laisse, ai-je soupiré.
— Oui, t’as raison, François, y vaut mieux rien ajouter. Seulement c’est trop bête, qu’est-ce tu veux !
Il a attendu. Je n’ai pas bronché.
— Bon, eh bien, adieu, hein ?
Ce n’était pas une prise de congé mais bel et bien une question.
— Non, reste !
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Reste ! Ton départ ne changerait rien, puisque le mal est fait !
Il a posé la valise et s’est avancé.
— T’as un cœur fantastique, François, je crois rêver !
Tout de même, il n’a pas osé s’approcher de trop près. Il était arrêté à la hauteur du bar, les bras ballants, plus gauche que jamais ; ne sachant s’il devait arrêter là sa représentation ou poursuivre sa grande scène des remords.
— Tu veux que j’nous serve un glass, François ?
Alors, j’ai dit « Oui » en songeant que j’étais le plus méprisable des hommes.
Ç’a été une soirée de deuil. Nous parlions bas, sans nous regarder, et j’avais le poids affreux de cette gigantesque absence sur les épaules. Ce tableau me manquait comme un organe essentiel. Avec lui, c’était, me semblait-il, ma carrière tout entière que Carbonin avait saccagée. Riton me faisait songer à un funambule aux yeux bandés. Le petit malin comprenait que sa position chez moi n’était qu’une question d’équilibre. Il n’osait pas se manifester car il se rendait parfaitement compte qu’un rien : un mot de trop, un regard mal venu pouvait faire repartir ma colère. Elle croupissait en moi comme le feu dans sa forge, il suffisait d’un peu d’oxygène pour la raviver.
Je suis allé me coucher tôt tandis que Riton regardait la « Vie des Animaux » à la Télé. Lorsque j’ai eu refermé la porte de ma chambre, la peur s’est emparée de mon être. Non pas une peur rétrospective, mais une peur réelle, vivante, présente. La peur de moi-même, la peur de cet univers dans lequel je m’étais enfermé. Je n’avais plus rien à espérer de mon talent, plus rien à espérer des autres. À cet instant, il existait des milliers de gens de par le monde qui m’admiraient, qui me jalousaient et qui auraient donné dix ans de leur vie pour être à ma place vingt-quatre heures. M’auraient-ils cru si je leur avais avoué l’étendue de mon désespoir ? Existait-il une issue ? Je ne croyais plus au lendemain. Demain deviendrait le même présent vide, c’était un escalier roulant dont les marches s’aplanissent avant de devenir des degrés descendants.
La solitude, MA solitude, m’étouffait. On m’avait raconté qu’avant Pasteur, lorsqu’une personne contractait la rage, on l’étouffait entre deux matelas. Cette image m’avait toujours poursuivi, j’avais longtemps imaginé cet être maudit, isolé dans son mal, dont la société ne voulait plus et qu’elle tuait avec ce qu’elle a inventé peut-être de plus étonnant : un matelas.
N’y tenant plus, j’ai fini par appeler Riton. Sa vue n’avait rien de très réconfortant après le sale tour qu’il venait de me jouer, pourtant il constituait une présence.
Il est venu, plein d’espoir, avec les yeux rongés par la lumière laiteuse de la télévision.
— Qu’est-ce que t’as, vieille cloche ?
Il avait repris de l’assurance.
— Reste un moment auprès de moi.
— Tu te sens mal ?