Alors qu’ils continuent de chanter leur duo les deux : lamento pour un commissaire indigne, voilà que, perdant tout contrôle, je me fous à bieurler :
— Mais, bordel ! laissez-moi parler ! C’est moi, ici, qui ai des choses à dire !
Un coup de canon pendant les chants grégoriens de la cathédrale ! Ils se taisent. Cherchent à toutes pompes les pires termes pour marquer leur bien suprême désapprobation. Et même leur courroux de chefs insultés.
Je les prends de vitesse, les entraîne jusqu’à la pièce voisine où sont rassemblés, hagards, épuisés, les neuf lascars que j’y ai empilés. Hébétés les deux dirlos (le vrai et le sous).
— Qui sont ces petites frappes ? me chuchote Achille (j’allais ajouter « à l’oreille », mais il peut pas me chuchoter à l’anus, ça servirait à rien, n’est-ce pas ?).
Je referme la porte avant de répondre :
— Les petits copains de Mlle Emeraude Dumanche-Ackouihl, monsieur le directeur. C’est-à-dire les membres de l’Organisation « Mort aux Vaches ».
Beau-Philippe verdit comme le Trouvère. Tu sens qu’il voudrait dégueuler sa pomme d’Adam, laquelle lui reste en travers du gosier telle une arête de brochet. Il porte la main à sa fesse et s’onqueurt. Je veux dire qu’il porte la main à son cœur et s’affaisse (je te l’avais déjà servie, mais pas sous cette forme qui est la plus aboutie). Les gonzesses, ça s’évanouit de moins en moins dans les livres, alors que c’était main courante dans les zœuvrettes du siècle passé. Toujours : la comtesse surprenait le comte en train de limer la gouvernante des enfants, vite fait, elle tournait de l’œil et fallait que les esclaves du château lui fassent respirer des sels. Et voilà Beau-Philippe qui renoue plaisamment avec la tradition.
Alors, moi, succinctement, je profite de son absence momentanée pour relater à messire le Tondu l’épopée de ces garnements. Tous des camés exception faite pour Pierre Poljak dont la motivation est d’ordre sentimental.
— Ainsi, ce sont ces misérables voyous qui ont tué mes chers agents ! glapit Pépère.
— Non, monsieur le directeur.
— Expliquez-vous, saperlipopette ! J’y perds mon grec et mon latin !
Saperlipopette ! Y a plus que le Vieux pour employer de tels termes ! Vachement rétro, l’ancêtre ! Ça sent l’infusion de verveine à la place du pousse-café ! Quand tes indignances t’amènent à lancer « saperlipopette », c’est que t’as des varices au bulbe, mon pote ! Comme Pinaud, tu mets des chaussettes de laine, un cache-nez et des calcifs longs !
— Cette équipe de petits cons a été constituée par un certain Hervé Cunar dont Béru et Pinaud s’occupent présentement. Il a eu ces glandeurs avec de la came, patron. Tous sont plus ou moins des enfants de familles honorables, à l’instar (ça aussi, c’est pas triste à placer dans une phrase « à l’instar ») de Mlle Dumanche-Ackouihl. Cunar est un type machiavélique que j’ai hâte de rencontrer. Il a eu une idée géniale : rassembler ces neuf gosses, les diviser en trois équipes de trois et leur faire croire, aux uns et aux autres, qu’ils étaient devenus des terroristes meurtriers.
Le Dabe dépose sa main d’archevêque sur mon bras de gladiateur tuberculeux.
— Attendez, attendez, pas si vite, mon cher, j’ai du mal à vous suivre.
Je m’aperçois que la sous-directrice vient d’entrouvrir un lampion. Beau-Philippe écoute tout en feignant d’être dans le coltar, ce qui lui épargne de durs instants.
— Je m’explique, patron : Cunar avait établi, au sein de sa bande, une règle formelle du silence. Les membres de l’Organisation étaient contraints de fermer leurs gueules et de s’abstenir entre eux de toute confidence sous peine de mort ! Lorsqu’il décidait l’assassinat d’un de nos braves gardiens de la paix, il convoquait tout le groupe et annonçait le programme : la cible et le moyen adopté pour la liquider. Ensuite, il déclarait qu’il allait choisir l’une des trois équipes et qu’il la préviendrait secrètement.
Bien entendu, c’était un tueur professionnel qui se chargeait de la mission. Seulement, tous les mômes étaient ensuite convaincus que le meurtre avait été perpétré par trois d’entre eux. Comme ils étaient terrorisés et ne se faisaient pas de confidences, cette certitude se trouvait solidement ancrée dans leurs pauvres cervelles de camés. Ils sont persuadés, à l’heure où je vous parle, que six d’entre eux sont des assassins et que le tour de leur propre groupe va venir. Génial, non ?
— Dans quel but, votre Cunar a-t-il manigancé tout cela, cher Antoine ?
Ça y est : me voilà repromu « cher Antoine ». Ça carbure !
— Voyons, boss (à cher Antoine, boss et demi !), l’Organisation, la vraie, celle qui tue nos agents, n’ignore pas ce qu’on encourt chez nous en s’attaquant à des policiers. Ils ont pris ces vauriens comme boucs émissaires. Les enquêteurs allaient découvrir quoi ? Des fils à papa drogués, idéalistes. Et ces cons de mômes, au moment du caca, s’entraccuseraient, comprenez-vous ? « Moi je n’avais pas encore eu à tuer, mais les copains, si ! »
Le big Dabe hoche la tête.
— Parbleu ! Je me doutais bien qu’il s’agissait d’un truc de ce genre. Je crois vous l’avoir dit, d’ailleurs ? Non ? Je ne vous l’ai pas dit, San-Antonio ? Réfléchissez bien, commissaire ! Ah ! ça vous revient, mon petit lapin ? Vous vous rappelez ? Je vous ai annoncé la chose ici même. Je vous ai dit : « San-Antonio, cette sale affaire pue la bande de gamins manœuvrés. » Je savais que je vous l’avais annoncé.
Il me tapote le dos, heureux de mon lâche acquiescement. Puis, d’un ton feutré :
— Et vous, mon bébé, comment avez-vous percé le secret de ces misérables ?
— En leur faisant croire que j’étais l’un des hauts responsables de la bande, monsieur le directeur.
— Exactement ce que je vous avais conseillé de faire !
A cet instant, on entend la sirène des perdreaux dehors.
— Voici les renforts que j’ai cru bon d’amener, annonce Achille.
— Ils ne sont pas très discrets, noté-je.
Le Scalpé demande, montrant cruellement le sous-dirlo d’un doigt vengeur.
— Où est la fille de cette infâme pédale, Toinou ? Pas de passe-droit, surtout. Dans la charrette comme tout le monde ! Que la justice suive son cours !
— En vérité, je l’ignore, patron.
Je lui explique qu’elle était rue du Ranelagh sous la protection de M. Blanc et qu’ils ont disparu tous les deux.
— On va la retrouver, cette foutue péteuse ! Sale pute, va ! L’égérie de ces petits mecs, évidemment ! Elle devait me sucer tout le groupe, la salope ! Se faire bourrer comme une radasse de bal musette !
On sonne.
Je vais ouvrir à quatre flics super-typés, kébour au ras des sourcils, mâchoire carrée, œil limpide comme une sauce gribiche.
Quand ils me reconnaissent, j’ai droit au salut militaire, au salut aux couleurs et, pour peu que je patiente un peu, au salut éternel.
— Voulez-vous attendre un instant, mes amis ? leur enjoins-je aimablement en leur désignant les banquettes de l’entrée.
Ils disent que « comment donc, m’sieur l’commissaire » et foutent leurs quatre culs gainés de drap bleu sur des coussins de velours qui s’en seraient bien passé.