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— Les traîtres, les lâches, les vendus ! crachait mon père en parlant des anciens frères d’armes rangés derrière la trêve.

Ces félons étaient armés par les Anglais, habillés par les Anglais, ils ouvraient le feu sur leurs camarades. Ils n’avaient d’irlandais que notre sang sur les mains.

Mon père avait été interné sans jugement par les Britanniques, condamné à mort et gracié. En 1922, il fut arrêté une nouvelle fois, par les Irlandais qui avaient choisi le camp du compromis. Jamais il ne m’a raconté, mais je l’ai su. A six ans d’intervalle, il s’est retrouvé dans la même prison, la même cellule. Après avoir été malmené par l’ennemi, il l’a été par ses anciens compagnons. Il a été frappé pendant une semaine. Les soldats du nouvel Etat libre d’Irlande voulaient savoir où étaient les derniers combattants de l’IRA, les réfractaires, les insoumis. Ils voulaient découvrir les caches d’armes rebelles. Pendant ces heures, ces jours et ces nuits de violence, ces salauds torturaient mon père en anglais. Ils donnaient à leur voix l’acier de l’ennemi. C’est comme s’ils ne voulaient pas mêler notre langue à ça.

— Etes-vous anglais ? lui avait demandé un jour une vieille Américaine.

— Non, au contraire, avait répondu mon père.

Quand mon père me battait, il était son contraire.

Au mois de mai 1923, les derniers óglachs de l’IRA ont déposé les armes et papa a vieilli. Notre peuple était divisé. L’Irlande était coupée en deux. Pat Meehan avait perdu la guerre. Il n’était plus un homme mais une défaite. Il a commencé à boire beaucoup, à hurler beaucoup, à se battre. A battre ses enfants. Il en avait trois lorsque son armée s’est rendue. Le 8 mars 1925, j’ai rejoint Séanna, Róisín, Mary, tassés tête-bêche dans le grand lit. Sept autres sortiraient encore du ventre de ma mère. Deux ne survivraient pas.

*

J’ai croisé le courage de mon père une dernière fois en novembre 1936. Il revenait de Sligo. Avec des anciens de l’IRA, il avait attaqué une réunion publique des « chemises bleues », les fascistes irlandais, qui allaient lutter en Espagne aux côtés du général Franco. Après la bataille rangée, à coups de poing et de chaises, mon père et ses camarades avaient décidé de rejoindre la République espagnole. Pendant plusieurs jours, il n’a parlé que de repartir au combat. Il était beau, debout, fiévreux, il marchait dans notre cuisine à grands pas de soldat. Il voulait rallier les hommes de la colonne Connolly, des Brigades internationales. Il disait que l’Irlande avait perdu une bataille et que la guerre se jouait désormais là-bas. Mon père n’était pas seulement un républicain. Catholique par nonchalance, il avait combattu toute sa vie pour la révolution sociale. Pour lui, l’IRA devait être une armée révolutionnaire. Il vénérait notre drapeau national mais admirait le rouge des combats ouvriers.

Il avait quarante et un ans, j’en avais onze. Il avait fait son sac pour Madrid. Je me souviens de ce matin-là. Ma mère était dans la cuisine, elle et lui avaient parlé toute la nuit. Elle avait pleuré. Il avait son visage de pierre. Elle épluchait des pommes de terre. Elle prononçait nos noms les uns après les autres. Elle les murmurait. C’était une prière, une litanie douloureuse. Elle était là, à table, bougeant légèrement son corps d’avant en arrière, nous récitant comme les grains d’un rosaire. « Tyrone… Kevin… Áine… Brian… Niall… » Mon père lui tournait le dos, debout contre la porte d’entrée, le front collé au bois. Elle lui disait que s’il partait, nous aurions faim. Que jamais elle ne pourrait s’occuper de nous tous. Elle lui disait que sans son homme, la terre ne nous nourrirait plus. Les regards se détourneraient sur notre passage. Elle lui disait que les sœurs de Notre-Dame de la Compassion nous enlèveraient. Que nous serions envoyés au Québec ou en Australie par les bateaux du père Nugent, avec les enfants des rues. Elle lui disait qu’elle serait seule, à se laisser mourir. Et que lui serait mort. Et qu’il ne reviendrait jamais. Et que l’Espagne, c’était encore plus loin que l’enfer. Je me souviens du mouvement de mon père. Il a frappé du poing sur la porte. Violemment, une seule fois, comme s’il demandait audience à l’ange déchu. Il s’est retourné lentement. Il a regardé ma mère lèvres closes, la table encombrée d’épluchures. Il a pris son sac, prêt pour le lendemain. Il l’a jeté à travers la pièce, dans la cheminée. Le feu lui-même a eu l’air surpris. Il a reculé sous le souffle. Et puis les flammes bleues ont enveloppé la besace de toile, odeur de tourbe et de tissu. Mon père était pétrifié. Il faisait parfois des gestes comme ça, sans en saisir le sens. Un jour, il m’a donné un coup de pied dans les reins. Et il m’a regardé, couché sur le ventre, les bras repliés sous moi, sans comprendre ce que je faisais à terre. Alors il m’a relevé, a brossé mes jambes entaillées de gravier. Il m’a pris dans ses bras en disant qu’il s’excusait, mais que tout était ma faute, quand même, que je n’aurais pas dû le regarder du défi dans les yeux et ce sourire aux lèvres. Mais qu’il m’aimait. Qu’il m’aimait comme il le pouvait. Une autre fois, il a vu du sang dans ma bouche. Je savais ce goût âcre et je l’ai laissé couler exprès sur mon menton en faisant les yeux blancs de celui qui s’en va. Je crois qu’il a eu peur. Il a essuyé mes lèvres, mon cou avec sa main ouverte. Il répétait « Mon Dieu ! » « Mon Dieu ! » comme si un autre que lui venait de me frapper. Parfois, dans l’obscurité, après m’avoir giflé, il passait ses doigts sous mes yeux. Il voulait savoir si je pleurais. Je savais qu’il aurait ce geste. Dès les premiers coups, je le savais. Il terminait toujours ses punitions en vérifiant ma douleur. Mais je ne pleurais pas. Jamais je n’ai pleuré. « Mais pleure donc ! », suppliait ma mère. Pendant que je protégeais mon visage, je glissais les doigts dans ma bouche. Je les mouillais de salive et barbouillais mes joues. Alors il prenait ma bave pour des larmes, certain que son diable de fils avait enfin compris la leçon.

Ce matin-là, devant l’âtre, il a eu ce même regard étonné. Il n’avait pas compris ce qu’il venait de faire. Il regardait son sac, toutes ses affaires, sa vie. Ses pantalons, ses chemises sans col, ses deux gilets, sa paire de chaussures, sa pipe de rechange. Ce fut un brasier soudain. Le sac fut éventré par les flammes. L’Espagne brûlait, et ses espoirs de revanche, et ses rêves d’honneur. Ma mère ne bougeait pas, ne disait plus rien. Silence. Juste les chaussures de mon père qui craquaient comme du bois. Et sa bible, qui donnait une flamme très bleue.

Mon père a pris mon bras. Il m’a sorti de la maison de force. Il m’a traîné comme ça, jusqu’au chemin. Et puis il m’a lâché. Il marchait et je le suivais en silence. Nous avions pris le chemin du port. Ses yeux étaient presque clos. Quand nous avons croisé McGarrigle et George le baudet, mon père a craché par terre. L’animal criait sous les poussées du vieux charbonnier.

Éirinn go Brách ! a hurlé mon père après avoir frappé la bête.

« Irlande pour toujours ! » Le cri de guerre des « Irlandais unis », la phrase sacrée qui ornait leur drapeau vert à harpe d’or. Nous étions le vendredi 9 novembre 1936. Patraig Meehan venait de lever la main sur un âne. Moi je perdais à la fois un père et un héros.

A Killybegs, mon père a fini « bastard », un surnom chuchoté lorsqu’il tournait le dos. Je l’appelais « mon méchant homme ». Lui, l’ancien de l’IRA, le vétéran légendaire, la grande gueule magnifique, le conteur de veillée, le chanteur de pub, lui le joueur de hurling, le plus grand buveur de stout jamais né sur cette terre du Donegal. Lui, Patraig Meehan, était devenu un être craint, redouté dans la rue, ignoré dans son pub, abandonné dans son coin d’indifférence, entre le jeu de fléchettes et les toilettes pour hommes. Il était devenu un salaud, c’est-à-dire, finalement, un homme sans importance.