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Pat Meehan est mort des cailloux plein les poches. C’est comme ça qu’on a su qu’il avait voulu en finir avec la vie. Il nous a laissés seuls en décembre 1940. Il s’est habillé en dimanche au milieu des silences de ma mère. Il a quitté la maison un matin pour retrouver sa place au Mullin’s. Il a bu comme chaque jour, beaucoup, et a refusé qu’on débarrasse ses verres. Il les voulait empilés, serrés en bord de table pour montrer de quoi il était capable. Il buvait seul, ne lisait pas, ne parlait à personne. Cette nuit-là, nous l’avons attendu.

A l’aube, ma mère s’est enveloppée dans son châle, pour protéger bébé Sara qui dormait dans son ventre. Elle a cherché son mari dans le village désert. Je suis allé au pub. Le serveur roulait les fûts de bière à la main sur le trottoir. Mon père avait quitté son bar vers une heure. L’un des derniers à sortir. Juste avant la fermeture, il a erré entre les tables, il cherchait un regard. Personne n’a croisé le sien. Le patron lui a montré la porte d’un geste du menton. Lorsqu’il est sorti, il a pris à gauche. C’était la direction du port. Il a marché en heurtant les murs de son village. Deux témoins l’ont vu se baisser près de la carrière, et ramasser quelque chose sur le bas-côté. Il faisait très froid. On l’a retrouvé au petit jour à la sortie du bourg, sur un chemin qui menait à la mer. Il était gris, couché sur la terre gelée, du glacé à la place du sang. Son bras gauche était levé, poing fermé comme s’il s’était battu avec un ange. Avant de le déplacer, la police a cru qu’il était mort par surprise. Ivre, tombé, ne pouvant se relever, s’endormant en attendant demain. C’est en retournant le corps que les hommes de la garda síochána ont compris. Mon père était mort en allant à la mort. Il avait rempli ses poches de pierres. Dans son pantalon, son gilet, sa veste, son manteau de laine bleue. Il avait même glissé des cailloux dans sa casquette. Ce sont ces éclats de roche qu’il ramassait, la nuit dans la carrière. Il marchait vers sa fin quand son cœur a lâché. Il voulait partir comme meurent les paysans d’ici. Entrer dans la mer jusqu’à ce que l’eau le prenne. Dans ses poches, il emportait un peu de son pays. Il partait lesté de sa terre, sans mot, sans pleur. Juste le vent, les vagues et la lumière des morts. Patraig Meehan voulait cette fin de légende. Mon père est parti en pauvre, le visage écrasé sur le givre et ses cailloux pour rien.

2

A la mort de mon père, les regards se sont détournés. La misère était contagieuse. Nous regarder passer portait malheur. Nous n’étions plus une famille, à peine un troupeau blême. Ma mère, mes frères, mes sœurs, nous formions une harde pitoyable, menée par une louve au bord de la folie. Nous marchions en file, nous tenant les uns les autres par un pan du manteau. Pendant trois mois, nous avons vécu de la charité. En échange de choux et de patates, nous aidions au monastère. Róisín et Mary lavaient les couloirs à genoux. Séanna, petit Kevin et moi nous frottions les vitres par dizaines. Áine, Brian et Niall aidaient au réfectoire et ma mère restait assise sur un banc du couloir, bébé Sara enfouie contre elle, dissimulée entre châle et sein. Je n’étais pas malheureux. Ni triste, ni envieux de rien. Nous vivions de ce peu. Le soir, avec mes frères, nous faisions le coup de poing contre la bande de Timy Gormley, qui se disait le « roi des quais ». Une dizaine de gamins. Des cassés comme nous, rapiécés, teigneux, rageurs, mais aussi des durs de pain d’épice tout étonnés que le nez saigne. Ils nous appelaient « le gang Meehan ». Le père Donoghue nous séparait à coups de branche de noisetier. Il n’acceptait pas nos rires sous les voûtes du monastère et encore moins nos jeux de nuit.

L’hiver 40, je suis allé à la tourbe avec Séanna. Tous les jours pendant deux mois. Nous aidions au printemps et à la Toussaint pour découper la terre à la bêche et charger les mules, mais c’était la première fois que nous travaillions au froid. Le fermier avait besoin de bras pour transporter la récolte sous le hangar. La boue n’arrachait plus nos chaussures mais l’eau et le givre en faisaient du carton. Nous étions une vingtaine de gamins dans les tranchées. Le paysan nous appelait ses « saisonniers ». C’était plus joli que ses orphelins. Nous étions gelés et tremblants, nos mottes empilées dans les bras, lourdes comme un copain mort. En échange, le patron nous donnait de la tourbe, du lard et du lait. Pas d’argent. Il disait que l’argent c’était pour les hommes et que nous n’avions besoin ni de boire ni de fumer.

Joseph « Joshe » Byrne était le plus brave d’entre nous, et le plus jeune aussi, six ans à peine. Neuf heures par jour, il empilait avec soin les briquettes glacées puis lestait la bâche qui les protégeait. Et aussi, il chantait. Il nous donnait du ciel. Avec lui, nous étions des marins, nos mains dans sa voix, à découper la terre comme nous aurions hissé la voile. Il chantait en cadence, bras croisés, sous la pluie, dans le vent, en irlandais, en anglais. Il chantait en tapant le sol du pied. Il ne savait encore ni lire ni écrire, alors ses paroles s’égaraient parfois. Il inventait des rimes, des mots, il nous faisait rire.

Père enfui, mère morte. Joshe a été élevé par ses sœurs, seul garçon au milieu des jupes terreuses et des tabliers gras. Il voulait être soldat, ou curé, quelque chose qui serait utile aux hommes. Il était frêle et avait besoin de lunettes, il serait curé.

Quand il ne chantait pas, il priait pour nous. A voix haute, en lisière de tranchée comme au bord d’une tombe. Le matin, avant les pelles, nous l’écoutions à genoux. Le soir, quand l’angélus sonnait à Sainte-Brigid, il saluait Marie en faisant les gros yeux si nos lèvres restaient closes. Le père Donoghue l’aimait bien. Il l’appelait « l’ange ». Il était son enfant de chœur. Malgré son âge, son visage disgracieux, sa peau de craie bouillie, ses cheveux de crin, ses yeux croisés et ses oreilles immenses, il était respecté. Des femmes disaient qu’un esprit s’était emparé de son corps. Maman le voyait leprechaun, un elfe, un lutin de nos forêts. Un jour, Tim Gormley a juré que Dieu l’avait affligé pour en faire un saint.

— Quelle pitié ! J’espère bien que non, lui avait répondu doucement Joshe.

Et Gormley s’était retrouvé avec sa méchanceté sur les bras, sans trop savoir qu’en faire, entouré de ses hyènes de frères.

A cause des Gormley, nous avons quitté l’Irlande. Ils ont été la cruauté de trop. Un soir de février, Timy et Brian ont coincé petit Kevin sur le chemin du presbytère. Mon frère rapportait le lait du fermier à la maison. Il a fait des moulinets avec son pot, en crachant. Petit Kevin a toujours fait ça. Lorsqu’il avait peur, lorsqu’il était en colère ou dérangé dans son silence, il se hérissait comme un félin. Ses cheveux roux dans les yeux, ses lèvres retroussées, ses dents noires, il bavait sur son menton et crachait. Cette fois, les Gormley n’ont pas reculé. Timy a frappé les jambes de mon frère avec une crosse de hurling, notre sport national. Brian a tapé son oreille, poing fermé. Petit Kevin a cabossé l’aluminium du pot à lait contre le muret en crachant sur les ombres. Lorsqu’il est rentré à la maison, mon frère boitait. Il pleurait. Il tenait serrée l’anse du pot, tombé sur le trottoir. Personne ne l’a grondé. Ma mère a regardé par la fenêtre. Elle avait peur que la bande l’ait suivi. Séanna et moi sommes sortis en courant, avec un goût de sang et de lait en bouche. Petit Kevin était couvert d’urine. Ces chiens lui avaient pissé dessus. Nous avons traversé le village en hurlant le nom maudit de Timy Gormley. Séanna a jeté une pierre dans la vitrine de l’épicerie où sa mère travaillait. Nous n’avons tué personne. Nous avons renoncé. Nous sommes rentrés.