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Il s’est levé, a regardé au plafond. Il a allumé la lumière. Déchirements de sirènes. Affolement dans les escaliers. Un troupeau d’épouvante. Maman grise, bébé Sara en larmes, mes sœurs et leurs visages de nuit. Petit Kevin bouche ouverte, Niall avec un regard fou. Oncle Lawrence est entré en nous demandant de nous habiller vite. La première bombe a jeté Brian sur le sol. Juste le bruit. Mon frère est tombé sur le dos, la tête en arrière et les yeux retournés. Lawrence l’a pris dans ses bras. Il parlait fort et vite. Il disait que nous n’avions rien à craindre. Que les avions allemands étaient déjà venus mais qu’ils ne bombardaient pas nos quartiers, qu’ils frappaient le centre-ville, le port, la gare, les casernes, les riches mais pas les miséreux.

— Pas les pauvres ! Ne tuez pas les pauvres ! priait ma mère en sortant dans la rue.

Nous avions reformé notre chenille malheureuse, agrippés les uns aux autres par un pan de vêtement. Lawrence ouvrait la marche. Des familles surgissaient, laissant les portes ouvertes. La peur grimaçait les regards. Presque minuit. La lune était pleine, le ciel clair avait déshabillé la ville. Les avions étaient là, au-dessus, au-dessous, partout en nous, ils grondaient jusque dans nos ventres. Nous n’osions regarder. Nous baissions la tête de peur d’être heurtés par leurs ailes. La ville brûlait au loin, mais aucune de nos maisons.

— Mon Dieu épargne-nous ! pleurait maman, joue de bébé Sara contre la sienne.

Au bout de la rue, une explosion immense, un bouquet blanc a éventré la chapelle où nous allions nous réfugier. Le bruit de la guerre. Le vrai, le sidérant. L’orage des hommes. Un désordre de foule, assise brutalement, jetée, couchée, tassée pêle-mêle en hurlant le long des murs. Certains sont morts debout, stupéfaits. D’autres retombés sans forces.

Nous avons formé un cercle de peur, dos au danger. Lawrence s’est agenouillé. Maman et les plus jeunes au centre. Séanna, Róisín, Mary, mon oncle et moi les protégeant. Nous étions enlacés, tête contre tête et les yeux fermés.

— Ne regardez pas les éclairs, ça rend aveugle ! avait hurlé une femme.

Nous répétions « Je vous salue Marie », de plus en plus vite, en lacérant les mots. Nous faisions pénitence. Maman ne priait plus, elle avait quitté cette paix familière. Chapelet au poignet, bracelet de perles, elle hurlait à Marie comme on hurle à la mort. Elle l’appelait à l’aide au milieu du brasier.

Nous n’avons jamais pu rejoindre la fabrique O’Neill et son immense sous-sol. Nous sommes restés là jusqu’à ce que la guerre se lasse. Les avions sont repartis, ils ont disparu derrière les montagnes noires. Et nous sommes rentrés au milieu des gravats. Notre rue était intacte. Des maisons brûlaient juste derrière. Tout le nord de la ville avait été broyé.

— Les protestants ont ce qu’ils méritent ! a grogné un type en regardant le ciel rouge et noir au-dessus de York Street.

— Tu crois que les Jerrys font la différence ? a demandé une voisine.

Le gars l’a regardée avec colère.

— Ce qui est mauvais pour les Brits est bon pour nous !

Il était 4 heures. Tout empestait l’âcre et le feu. Aidée de la Sainte Vierge, Maman a couché ses petits. Elle lui parlait, la remerciait tout bas. Le visage de ma mère. Effrayant de larmes, barbouillé de morve, de salive moussue, de cheveux tombés sur le regard. Elle la suppliait. Il ne fallait plus qu’elle détourne les yeux de notre famille, Marie. Il fallait qu’elle soit là, toujours. D’accord ? Promis ? Promets-moi, Marie ! Promets-moi !

Lawrence a pris sa sœur tremblante par les épaules et l’a enfouie contre lui.

Au matin, avec Séanna et mon oncle, j’ai marché dans Belfast pour la première fois de ma vie. Le silence était en ruine, la ville retournée. Partout le bruit du verre, de l’acier bousculé, des gravats éboulés. Nos trébuchions dans les blocs, les briques en tas, le bois arraché aux charpentes. Des madriers barraient les avenues, couchés entre les poteaux électriques et les câbles du tram. Partout, la poussière d’après drame. Des fumées blanches et grises, le feu qui paressait sous les décombres. Au milieu des terrains vagues, les bombes avaient creusé des cratères remplis d’eau boueuse. Devant nous, une voiture, engloutie par une gerbe de rue. Des hommes erraient, mains noires, visages de suie, pantalons et manteaux couverts de cendres. D’autres se tenaient aux carrefours, seul à seul, sans un mot, le regard en débris. Peu de femmes. Le pas heurté d’un cheval, une charrette à bras. Les habitants choquaient leurs vélos au rythme des éclats de trottoirs. Devant une maison sans façade, des étudiants, pelles à la main. Quatre d’entre eux, en blouse de faculté, enlevaient un blessé.

Et puis j’ai vu mon premier mort de guerre, à quelques mètres de là. Un bras qui dépassait d’une couverture, brancard posé sur le trottoir. Le bras d’une femme, avec sa chemise de nuit soudée à la chair. Séanna a posé une main sur mes yeux. Je me suis dégagé.

— Laisse-le regarder, a lâché mon oncle.

D’un geste, j’ai repoussé mon frère. J’ai regardé. Le bras de la femme, sa main aux ongles faits, sa peau qui pendait du coude jusqu’au poignet comme une manche arrachée. Nous sommes passés tout près. La forme de sa tête sous l’étoffe, sa poitrine et puis rien, la couverture affaissée au niveau de sa taille. Plus de jambes. Dans la rue, un crieur de journaux vendait le Belfast Telegraph. Il hurlait des centaines de morts, un millier de blessés. Moi, j’ai vu un bras. Je n’ai pas pleuré. J’ai fait comme tous ceux qui passaient. Mon index et mon majeur sur mon front, ma poitrine, mon épaule gauche, mon épaule droite. Au nom du père et de tous les autres. J’avais décidé de ne plus être un enfant.

Jennymount Street, un homme jouait du piano, assis sur une chaise en bois. L’instrument avait été sauvé du brasier et tiré dehors, avec sa pellicule de cendres et de débris. Quelques enfants s’étaient approchés. Et leurs mères. Et aussi des soldats. Je connaissais cette chanson. Je l’avais entendue souvent à la radio irlandaise. Guilty, une histoire d’amour.

« Je suis coupable, coupable de t’aimer et de rêver à toi… »

Le musicien faisait des mines. Des œillades. Il imitait Al Bowlly, le chanteur préféré des filles de Killybegs.

— Dommage qu’il ne soit pas irlandais, avait dit ma mère, un jour.

— Heureusement qu’il ne l’est pas, avait répondu mon père.

Et il tournait le bouton du poste de radio posé sur le comptoir du Mullin’s. C’était un jeu entre eux. Il l’aurait bien défié au chant. Lui avec sa rocaille, l’Anglais avec son miel.

— Une voix de châtré, disait Patraig Meehan.

Il avait tort, il le savait. Mais rien de britannique ne devait heurter nos oreilles. Ni ordre, ni chanson.

Le 17 avril, deux jours après Belfast, Londres était bombardé à son tour. Al Bowlly est mort chez lui, soufflé par l’explosion d’une « mine-parachute ». La semaine suivante, sa ballade passait à la BBC comme une hymne funèbre.

Devant une maison éventrée de Crumlin Road, quelques pompiers entourés par la foule. Ils ne portaient pas de chaussures de feu, leurs manteaux étaient détrempés par l’eau des lances.

— Ce sont des Irlandais d’Irlande ! a crié un homme.

Leur capitaine donnait des ordres brefs. Tout de suite, j’ai reconnu la voix de mon pays. J’ai vu le camion Dublin Fire Brigade. Des Irlandais. Treize brigades de pompiers avaient traversé la frontière au matin. Elles venaient aussi de Dundalk et de Drogheda. Des habitants leur offraient du café et du pain. Des Irlandais. Je me suis rapproché. Je voulais que tous sachent qu’ils étaient de ce pays et que j’en étais aussi. Chaque fois qu’un passant se mêlait au groupe, je lui annonçais la grande nouvelle. Des Irlandais étaient venus aider. Je voyais le soldat à la frontière, avec sa moustache blonde et ses lèvres minces. Je rejouais la scène.